Newsletter n°37 – avril 2024

Il n’y a rien

Dans le tiroir du bureau 

Que j’ai ouvert histoire de voir.

Nakatsuka Ippekiro

     Qui sait ce qui se cache derrière un masque ? Nous vivons dans une civilisation qui considère depuis bien longtemps que le masque est une forme d’illusion, et que derrière le masque se cache la réalité : il faut lever le masque pour  dévoiler la vérité. Mais qui sait si le masque ne montre pas, parfois, quelque chose de plus vrai que ce qu’il cache ? Et si, derrière le masque, il n’y avait rien?…

     Avant de donner le mot « personnage », puis « personne », le mot latin persona désignait le masque de l’acteur au théâtre, qui servait à amplifier la voix sur scène (per-sonare : « résonner à travers ») et à représenter le caractère du personnage. Le masque n’est en lui-même personne, mais il permet à la personne de s’incarner en jouant un rôle, et ainsi de se révéler elle-même. Dans ce cas, ne passons-nous pas notre journée à mettre et à échanger différents masques sur nos visages? Pour nous masquer ou au contraire pour mieux nous dire à travers eux ? 

     Dans beaucoup de cultures, le masque a également une fonction rituelle et spirituelle : il est un intermédiaire entre l’homme et la divinité, permettant à celle-ci de se manifester à travers celui-là, en le « possédant ». Mais quand on retire le masque et qu’on l’accroche au mur, on comprend que, derrière, il n’y avait que du vide. C’est nous qui le faisions vivre. Maintenant il nous révèle sa vraie nature, qui n’est ni de cacher, ni de révéler, mais seulement de manifester le vide : le vide comme ce qui permet à la forme d’exister, et la forme comme expression du vide. Au fond, il n’y a jamais eu personne derrière le masque, donc nous n’avons rien à cacher ni à dévoiler. Juste à laisser la forme sculpter le vide et le vide sculpter la forme.

Newsletter n°36 – mars 2024

L’arracheur de navets

Montre le chemin

Avec un navet.

Kobayashi Issa

Quand on apprend un geste, il est d’abord difficile, hésitant, imprécis. On est tendu, on corrige,  on se rattrape aux branches comme on peut. Puis, à force de pratique et de répétitions, des automatismes se mettent en place, des sortes de réflexes qui font que, sans plus y réfléchir, nos mains font ce qu’il y à faire. On peut leur faire confiance. La maîtrise s’installe. 

D’un autre côté, au bout d’un moment, on peut trouver ennuyeux de répéter sans cesse les mêmes gestes, et avoir envie d’en apprendre de nouveaux. Essayer autre chose. L’époque actuelle a d’ailleurs volontiers recours à l’expression « sortir de sa zone de confort » pour valoriser l’élan de celui qui délaisse ce qu’il sait faire au profit de ce qu’il ne sait pas encore faire – « confort » signifiant ici ce qui nous ramollit et ne nous encourage pas à progresser.

Mais progresser vers quoi? Sortir pour aller où ? Quand je ponce le manche d’un couteau, bien que je l’aie déjà fait des dizaines de fois, je ne suis pas obligé de me demander si je progresse ou si je stagne en le faisant. Je peux même le faire en oubliant pourquoi je le fais, et m’installer dans le geste comme si je n’étais pas en train de fabriquer un couteau. Certes, je ponce bien le manche de ce couteau pour fabriquer un couteau agréable au toucher. Comme je fais la vaisselle pour pouvoir manger à nouveau dans des assiettes propres. Mais c’est aussi un prétexte : un prétexte pour simplement faire ce que nous faisons, quelle que soit la finalité du geste.

Peu importe, dans ce cas, que nous fassions ce geste pour la première, la millième ou la dernière fois, car nous ne le faisons ni en vue de l’objectif fixé, ni pour progresser. Nous le faisons car c’est nous qui nous trouvons là, à ce moment-là, dans cette situation. Nous aurions pu être ailleurs, quelqu’un d’autre – ou tout simplement ne pas être. Mais les choses sont ainsi faites que personne d’autre que nous ne peut effectuer ce geste-là, à notre place, à ce moment-là. Avec la grâce qui nous appartient.

Newsletter n°35 – février 2024

Qu’on le veuille ou non

la poesie

est une affaire sérieuse.

     Forger une lame de couteau à partir d’une barre de métal demande un engagement physique que j’avais sous-estimé, jusqu’à m’y mettre. Le marteau pèse un bon kilo, et il faut se dépêcher, c’est-à-dire battre le fer tant qu’il est chaud. Or il refroidit très vite. On le remet à chauffer, et on recommence. Tant que l’on travaille à la main, on ne peut pas faire semblant, ni s’économiser. Il faut y aller. C’est vrai pour la forge. Mais plus généralement pour toute opération de fabrication, qui demande un degré d’engagement en-dessous duquel, tout simplement, rien ne se passera.

     En grec ancien, « création, fabrication »  se dit poïesis, mot qui a donné « poésie » en français : car on fabrique un poème comme on forge une pièce de métal. On martèle, modèle, étire la matière sonore des mots, comme la barre d’acier qui prend forme progressivement sous les coups de marteaux. Il y a une poésie du métal, comme il y a une poésie du bois, une poésie du vent, de l’amour, des saisons. Il y a une poésie de tout ce qui est, c’est-à-dire une manière de fabriquer quelque chose avec ce que l’on a sous la main. Quelque chose qui touchera notre sensibilité humaine à l’égard du monde. Comment devient-on poète ? Tout ce que je sais, c’est que c’est en forgeant que l’on devient forgeron.

Newsletter n°34 – janvier 2024

Dans la forêt verdoyante, mon ermitage.

Seuls le trouvent 

Qui ont perdu leur chemin.

Yotsuya Ryu

     L’ambiance sur les marchés. Il y a le vendeur de saucissons catalans, les 3 pour 10€. « La dégustation est gratuite ! On peut tout goûter sauf le vendeur !… ». Il y a la petite dame qui vend ses objets en verre coloré, dauphins, tortues, chouettes, chacun peut trouver son animal fétiche. Il y règne un esprit de camaraderie immédiat entre les vendeurs : on se tutoie, on se file un coup de main, on se prête une rallonge… Et quand un marché se déroule sur deux jours, on se retrouve le lendemain comme des bons copains, on blague. Le soir venu, par contre, au moment de remballer et de charger sa marchandise, il arrive que tout le monde se précipite pour ramener sa camionnette et partir le plus vite possible, sans se retrouver coincé dans la file d’attente. C’est chacun pour soi. 

     Mais cela n’empêchera pas, la fois d’après, quand on se recroisera sur un autre marché, de se demander des nouvelles comme on le fait à un vieil ami qu’on n’a pas vu depuis des lustres. Tiens, la petite dame aux objets en verre. Elle m’a apporté un morceau de bois. Il était à son père, sculpteur sur bois, décédé quand elle était encore enfant suite à une coupure mal soignée. « Vous pourrez peut-être en faire quelque chose, vous ». Grâce à elle, je ne repartirai pas les mains vides : j’ai gagné un morceau de bois. Un morceau de bois qui raconte la vie qui continue.

Newsletter n°33 – décembre 2023

Que j’ôte mon chapeau

Et se déploie la nuit bleue

Du ciel d’hiver. 

Yamaguchi Sodo

     Pour fabriquer un manche de couteau à la main, il faut bien sûr du bois, quelques outils comme une râpe, mais aussi, de la lumière et du mouvement. La lumière va vous indiquer chaque petit replat à arrondir, chaque manque de symétrie ou d’harmonie dans la forme. Le mouvement de la main, lui, donne au manche sa fluidité sans quoi il ne serait pas agréable au toucher. Je n’en finis pas de m’étonner, quand je donne peu à peu sa forme à un manche, de constater à quel point les yeux et les mains travaillent ensemble, de façon presque automatique, comme s’il n’y avait même pas de passage par le cerveau. Tout se fait en quelque sorte de soi-même, en effleurant, en fermant un œil, en reprenant… lumière et mouvement dessinent et mettent en forme le manche de couteau, à travers les yeux et les mains.

     On dit : la lumière dans les arbres est belle ce matin. Mais les arbres, et les feuilles, sont déjà de la lumière sous une autre forme. De la lumière combinée à de l’eau, du carbone, de la gravité… la lumière est déjà dans l’arbre, quand la lumière vient toucher l’arbre et jouer dans les feuilles. La lumière touche la lumière. La lumière est dans la lumière. Elle est donc déjà dans le futur manche de couteau, au moment où le mouvement lui donne sa forme. La lumière était déjà là, et quand le manche de couteau luira d’avoir été tant de fois au contact de la main qui l’a tenu, c’est encore elle qui le fera briller.

Newsletter n°32 – novembre 2023

L’eau limpide

Ni dedans 

Ni dehors.

Ida Dakotsu

     Depuis bientôt deux mois, je fabrique ou restaure des couteaux à plein temps, avec beaucoup de plaisir. Je fais partie de ces gens (nous sommes un certain nombre !) qui aiment les beaux couteaux, un peu collectionneur mais surtout très attaché au bel objet. Quand je dis bel objet je n’entends pas forcément un couteau très complexe, avec beaucoup de fioritures, mais au contraire une simplicité qui coule de source. 

     Enfant, le couteau c’était le canif avec lequel tailler des flèches, sculpter des bâtons, et parfois, il faut bien le dire, s’entailler le bout du doigt…  puis ce fut le couteau suisse avec sa scie, très utile, et tous ces accessoires dont aujourd’hui encore j’ignore à quoi ils servent (si quelqu’un a fait l’armée suisse, je suis preneur d’explications!). Dans mon village jurassien, le couteau c’était aussi celui du grand-père, du paysan, celui qu’on avait toujours sur soi et qu’on sortait à 10h pour « casser la croûte », ou bien dehors dès qu’on avait une « bricole » à arranger. J’ai repris moi aussi cette habitude, il y a quelques années, d’avoir toujours un couteau dans ma poche et de manger avec, sorte d’hommage à cette génération qui, a l’image du héros de Regain de Giono, donnait l’impression d’être « solidement enfoncé(e) dans la terre comme une colonne ». Finalement, il semblerait bien que le couteau ne serve pas qu’à couper, mais aussi, comme tout objet hautement symbolique, à relier : au minerai de fer qu’on a extrait pour forger la lame, à l’arbre dont on a tiré le bois pour le manche, mais aussi aux humains qui se le passent de proche en proche, et de poche en poche.

Newsletter n°31 – octobre 2023

Sous les feuilles qui tombent

Bientôt

Le chemin disparaît.

     Un soir, alors que je venais finir un travail dans l’atelier, j’entends gratter près du mur. Le bruit cesse, j’ai peut-être rêvé….Grat grat. Je vais voir de plus près. Le chien aussi commence à renifler et à remuer la queue, tout près d’un vieux tas de chiffon sous une étagère. Mais oui ça bouge… un hérisson ! C’est le deuxième à avoir élu domicile chez nous, le premier s’étant fait un nid bien douillet sous une vieille ruche vide dans le poulailler. Le troisième même, si je compte celui que j’avais trouvé près d’une pile de bois, malade, en pleine journée. J’avais dû l’emmener d’urgence au refuge pour qu’il se refasse une santé, ce qui lui avait bien pris quatre mois.

     On dit souvent, à propos du hérisson : « il a des pics mais c’est un animal utile car il mange les limaces ». Et à propos de l’araignée : « elle pique mais elle est précieuse car elle nous débarrasse des moustiques ». Manière de ne percevoir les autres être vivants qu’au regard de ce qu’ils nous apportent à nous, humains. De la même manière, au lieu de voir un arbre sous notre assiette, nous voyons du bois, car il nous est utile. Et pourtant il en fallu du temps, de l’eau, de la lumière, et mille autres choses encore, pour que ces fibres poussent et dessinent peu à peu la silhouette d’un arbre. Cet arbre-. Il ne l’a pas fait pour nous, pousser, ni contre nous. Il s’est juste trouvé là. Comme nous. Comme le hérisson.

Newsletter n°30 – septembre 2023

Au bord de la

Rivière en moi

Aussi elle coule.

     Début juillet, un habitant de mon village natal qui s’occupe du jardin d’un voisin, déterre à sa demande une souche de genévrier. Intéressé par ce bois, je le récupère et lui offre une bouteille de cidre en remerciement, puis j’amène la souche chez un ami tourneur sur bois pour la couper. Celui-ci en conserve la majeure partie, en échange de quelques rondins dont j’avais besoin par ailleurs, et nous en mettons également un morceau de côté pour un autre ami avec qui nous échangeons régulièrement des morceaux de bois.

     En fin de compte, tout le monde est content ! L’un qu’on ait arraché sa souche ; l’autre qu’on l’ait aidé à s’en débarrasser ; nous d’avoir gagné quelques beaux morceaux de bois rare et qui sentent bon quand on les travaille… et ainsi de suite : les personnes qui achèteront les objets que nous aurons fabriqués ; ceux à qui ils les offriront ou les transmettront, un jour, peut-être. Or tout cela n’aurait jamais pu avoir lieu sans une toute, toute petite graine de genévrier. Je pense à celui qui a planté dans le jardin cette toute, toute petite graine, il y a plusieurs décennies de cela : avait-il conscience, au même moment, qu’elle aurait des conséquences non seulement sur son jardin, mais aussi sur toute une chaîne d’échanges humains à venir? Est-ce finalement l’homme qui a semé le genévrier, ou le genévrier qui a semé en l’homme?

Newsletter n°29 – août 2023

Dans ce monde d’illusion

Nous sommeillons et parlons de rêve.

Rêve, continue à rêver, autant qu’il te plaira.

Yotsuya Ryu

     Depuis que je travaille le bois, j’ai toujours détesté le ponçage – et je suis loin d’être le seul. Poncer dégage énormément de poussière… soit on le fait à la main et cela prend des heures ; soit on le fait à l’aide d’une grosse machine, très lourde et très bruyante, difficile à manier, qu’on appelle familièrement le « tank » (à juste titre). On commence avec un papier au grain grossier, puis de plus en plus fin. C’est fastidieux. D’un autre côté, je me suis toujours demandé pourquoi fallait-il poncer les objets, en dehors du simple fait d’éviter les échardes quand on les touche. C’est semble-t-il une attente esthétique de l’acheteur, que l’objet soit bien lisse et brillant : le ponçage donne l’impression de voir le bois tel qu’il est, sans intervention de la main humaine. Toute trace d’outil et de travail disparaît, et on finit en effaçant les traces du ponçage lui-même. Mais c’est une illusion ! On ne peut pas voir le bois tel qu’il est en lui-même, on le voit forcément à travers la manière dont on l’a travaillé. Et poncer le bois n’est pas la seule manière de le donner à voir ; il en existe autant que d’usages que nous pouvons faire de nos outils, et à travers eux, de nos mains.

Newsletter n°28 – juillet 2023

Dans le grondement du feu

La nuit s’enfonce

Crache une lune ébréchée.

Yamaguchi Seishi

C’est une cuillère en bois de cerisier. J’ai dû la sculpter il y a deux ans, voire trois… Vu qu’elle avait fendu, ou pour une autre raison dont je ne me souviens plus, je ne l’avais pas terminée, et l’avait plantée dans la terre dehors, dans ce que j’appelle « le cimetière des objets ratés ». Récemment, je suis retombé sur cette cuillère, par terre, et je me suis dit qu’elle n’était pas si ratée que ça, qu’on pouvait peut-être en faire quelque chose. Je l’ai donc reprise, elle était toute grisonnée par le temps et les intempéries. Après quelques coups de couteau, je vis que le bois était encore bon. Pourquoi l’avais-je abandonnée? Il y avait certes quelques fissures, mais visiblement, elle avait tenu le coup ! Je repris l’ébauche, puis me vint l’idée de la brûler. Après avoir été sculptée par la main de l’homme, après avoir connu le vent, le soleil et la pluie, cette cuillère ne pouvait littéralement que renaître encore une fois de ses cendres, en passant l’épreuve du feu. Ainsi je la brûlai. Puis la combustion s’arrêta, me laissant une cuillère au dessin unique. Mais une cuillère encore fonctionnelle, qui reste une cuillère. Je la brossai, puis la huilai. Processus qui la rend désormais imputrescible. Comme me l’a dit mon fils de 7 ans, « le bois ne meurt jamais ».