Newsletter n°19 – octobre 2022

Traînant des pieds 

Dans les feuilles mortes

J’ai huit ans.

Du pain et du chocolat en guise de « quatre heure ». Des morceaux de pain qui gonflent dans la soupe. Un pain mou, acide, ordinaire, tout ce qu’il y a de plus éloigné des miches « campagnardes » et autres « bûcherons » aux graines qui trônent aujourd’hui sur les étals des boulangers. Les miettes de pain, balayées avec la tranche de la main, tombaient de la toile cirée dans la paume de l’autre main, avant d’être rangées dans une boite en fer. Le pain sec, s’il y en avait, était mis à tremper pour les poules. La flûte déjà entamée rejoignait la boîte à pain, en bois, avec son clapet sculpté. Souvenirs d’enfance qui ont laissé des traces. On enlevait des petits éclats de croûte du bout des ongles, en guise d’apéritif en attendant la soupe. La mie, elle, était délogée à l’aide du pouce et mangée d’un seul coup, remplissant la bouche…

Le pain qui rassasie la faim, accompagne le repas, sauce la sauce et nettoie les assiettes. Le pain qui est le seul aliment habilité à être présent du début à la fin, ou même entre les repas. Qui n’a pas des souvenirs associés au pain? Le pain laisse des traces. Couper le pain aussi. J’ai voulu fabriquer, récemment, une planche à pain tout ce qu’il y a de plus simple, mais de grande dimension et très épaisse, pour pouvoir y accueillir la flûte de mon enfance. Une planche à pain en chêne massif, récupéré dans le village où j’ai grandi. J’ai pensé : cette planche à pain est tellement épaisse qu’elle va durer plusieurs générations. Chaque génération, en coupant le pain, va user un peu plus la planche. Un creux va se former, qui est comme le creux qu’on trouve au milieu des vieilles marches en pierres, polies par la succession des pas. A la profondeur du creux, on pourra mesurer le passage du temps. La planche acquerra alors cette patine propre aux objets anciens, qui sont comme les rides autour des yeux des gens qui ont souri et qui ont pleuré. Ce charme indescriptible, cette âme, qui fait que l’on peut être attaché à un objet sans valeur. Et qui dira simplement : « ici, on a coupé du pain ».