Newsletter n°4 – juillet 2021

Au mois de juillet, ni veste, ni corset.

Anonyme.

Avec la réouverture des terrasses, j’ai pu m’adonner à nouveau, enfin, à l’une des activités dont nous étions privés depuis quasiment un an : l’observation des passants. Or il m’est apparu, à bien y regarder, que chacun dans la rue semble faire effort pour être quelqu’un, ou du moins en avoir l’air. J’entends quelqu’un d’unique, ou du moins d’unique en son genre : chacun son style, chacun son accessoire, chacun sa démarche, chacun sa manière de se tenir, chacun ses tatouages… je me suis demandé, alors, si derrière cette apparente diversité, ne se cachait pas en réalité une grande uniformité : chacun son style, mais tous stylés. Chacun unique, mais tous uniques… et de l’uniformité au conformisme, il n’y a qu’un pas. Peut-être, même, que cette quête de l’individualité de chacun est particulièrement exacerbée à notre époque, comme s’il s’agissait, quasiment, d’une injonction à être unique, à être soi-même – enfin soi-même.

Mais sans doute les racines d’un tel phénomène sont anciennes : on trouve depuis des siècles, en Occident, une valorisation de l’individu unique, génial, hors du commun, à travers la figure de l’artiste de génie. Seul Mozart a pu être Mozart, Beethoven Beethoven, ou Picasso Picasso. Le génie créateur est ainsi une individualité unique qui donne pleinement la mesure de ce qu’il est, lui et personne d’autre. Modèle de l’artiste génial qui s’est lui-même peu à peu construit en opposition à la figure de l’artisan, qui, lui, ne serait que l’humble ouvrier d’une production utilitaire, sans originalité, et sans personnalité.

Or il n’en a pas toujours été ainsi, ni partout ! En grec ancien, il n’y a qu’un seul mot, « tecknè », pour désigner à la fois l’art et l’artisanat. Et dans certaines civilisations d’Afrique, les masques rituels sculptés dans l’ébène, aussi géniaux et originaux soient-ils, ne sont pas signés par leur créateur. Pourquoi? Peut-être parce que le but du sculpteur de masque n’est pas de faire une pièce unique qui révèlerait à tous son génie, pour finir dans un musée ; mais au contraire de s’effacer le plus possible pour mettre en relation, à travers sa création, la communauté et la divinité qui va venir s’incarner dans le porteur de masque. Est-ce que ces masques ne sont pas « artistiques » pour autant?…

C’est pourquoi le travail du bois, pour moi, est une excellente thérapie pour cesser de vouloir à tout prix devenir quelqu’un. Il s’agit au contraire de n’être plus qu’un vecteur, vecteur de la transformation d’une matière, le bois, d’un état à un autre. De fabriquer un objet d’abord utile, dont l’originalité ou la beauté ne sera pas la première qualité, mais uniquement la conséquence. De rendre hommage à l’arbre qui a poussé en le gâchant le moins possible, en ne brusquant pas ses fibres, en ne se mettant pas en avant soi mais en s’inclinant pour ce supplément de vie qu’il nous offre au prix de la sienne. Il s’agit, finalement, de restituer ce sentiment que l’on ressent tous au pied d’un arbre majestueux. Si l’artisanat est un art, c’est d’abord l’art de devenir personne.