Newsletter n°28 – juillet 2023

Dans le grondement du feu

La nuit s’enfonce

Crache une lune ébréchée.

Yamaguchi Seishi

C’est une cuillère en bois de cerisier. J’ai dû la sculpter il y a deux ans, voire trois… Vu qu’elle avait fendu, ou pour une autre raison dont je ne me souviens plus, je ne l’avais pas terminée, et l’avait plantée dans la terre dehors, dans ce que j’appelle « le cimetière des objets ratés ». Récemment, je suis retombé sur cette cuillère, par terre, et je me suis dit qu’elle n’était pas si ratée que ça, qu’on pouvait peut-être en faire quelque chose. Je l’ai donc reprise, elle était toute grisonnée par le temps et les intempéries. Après quelques coups de couteau, je vis que le bois était encore bon. Pourquoi l’avais-je abandonnée? Il y avait certes quelques fissures, mais visiblement, elle avait tenu le coup ! Je repris l’ébauche, puis me vint l’idée de la brûler. Après avoir été sculptée par la main de l’homme, après avoir connu le vent, le soleil et la pluie, cette cuillère ne pouvait littéralement que renaître encore une fois de ses cendres, en passant l’épreuve du feu. Ainsi je la brûlai. Puis la combustion s’arrêta, me laissant une cuillère au dessin unique. Mais une cuillère encore fonctionnelle, qui reste une cuillère. Je la brossai, puis la huilai. Processus qui la rend désormais imputrescible. Comme me l’a dit mon fils de 7 ans, « le bois ne meurt jamais ».

Newsletter n°27 – juin 2023

Assis à ma place

Au milieu

D’une rivière.

     Quand on y pense, l’espèce humaine semble bien avoir la bougeotte. Dès le matin, tout le monde s’agite pour aller à l’école ou au travail, c’est un ballet bien réglé. Le soir, rebelote. Et le week-end, si possible, on part en week-end : on va voir des amis, la famille… en vacances, si possible, on part plus loin, plus vite. Et à quoi occupons-nous nos journées, après nous être déplacés ? A déplacer des objets, des dossiers, ou de l’information – travailler se résumant généralement à déplacer quelque chose. Ranger, nettoyer, parler, couper, tailler, envoyer.

     A côté de ça, au bord de la route, dans les allées, dans les parcs, vous avez des arbres. On passe sans les regarder, ils font partie du décor. Ça fait joli. Mais un arbre, ça ne se déplace pas. Du jour de sa naissance à celui de sa mort, il n’aura pas bougé. Il se sera déployé, enraciné, déplié certes, mais jamais il ne sera parti en vacances – encore moins au bureau. Est-ce que cela lui manque, à l’arbre? Et nous, est-ce que cela nous manque, de ne pas être enraciné comme lui ? Je me dis parfois qu’entre deux déplacements,   entre deux passes de rabot, je pourrais peut-être prendre le temps de développer encore mon devenir-arbre…

Newsletter n°26 – mai 2023

Longue nuit

Le singe rêve au moyen

D’attraper la lune.

Masaoka Shiki

     Qui est-on si l’on travaille le bois sans avoir fait d’école ou de formation spécifique? Ni menuisier, ni ébéniste. On est « autodidacte » dit la langue française, c’est-à-dire que l’on a appris tout seul. Étonnant comme mot, quand on songe que l’on n’apprend jamais quoi que ce soit « tout seul ». Pour apprendre un geste, on s’appuie sur d’autres gestes que l’on n’a pas appris « tout seul ». Et comment séparer, dans ce que l’on fait, ce qui vient de nous et ce qui vient d’autrui? On n’est jamais autodidacte. On parle avec les autres, on observe ce qui a été fait avant nous, on utilise des outils que l’on n’a pas inventés soi-même. On regarde des « tutos », on consulte des manuels, on parle avec le bois – et on essaye de retenir ses leçons. On dialogue avec soi-même aussi, beaucoup, à la fois maître et élève, à la fois soi et un autre pour soi. On découvre, redécouvre des techniques très anciennes, tout en sachant qu’on n’inventera jamais l’eau chaude. D’autres que nous sont passés par là avant, et ont creusé le sillon dans lequel on inscrit nos pas, qu’on le veuille ou non, qu’on le sache ou non. 

     Et inversement : on a beau avoir tous les diplômes ou titres du monde, menuisier, ébéniste,  compagnon… on a tout perdu si on n’a pas su garder son esprit de débutant – car sur un chemin infini personne n’est plus avancé que personne. Chacun avance, à sa manière, depuis là où il se trouve, mais personne n’est « arrivé ». Rester ouvert, s’étonner, accepter d’apprendre encore et surtout d’apprendre à apprendre. Autodidacte ou non, on n’en a jamais fini. Le bout de bois sera toujours un bout de bois, et la main qui le travaille, une main.

Newsletter n°25 – avril 2023

Même le vert

Du pin au feuillage pérenne, 

Quand vient le printemps, semble avoir été teint de frais : 

Son éclat est plus profond.

Minamoto no Muneyuki

     Alors comme ça, le printemps revient. On connaît sa ritournelle : d’abord les giboulées, puis le soleil, puis le froid, le givre à nouveau, et encore le soleil… on le sait, le soleil finira par l’emporter, les arbres le savent, les oiseaux le savent. La sève monte dans les troncs, les feuilles « débourrent » à partir des bourgeons. Comme à chaque fois. A chaque fois comme la première fois. Car le printemps est une première fois, un début à tout, un re-commencement. Il nous offre cette chance. Voilà 365 jours et 1/4 que notre planète ne s’était pas trouvée à cet endroit autour du soleil, profitons-en ! Oui certes, entretemps le soleil lui-même a bougé, et nous avec, et toute la galaxie…  mais faisons semblant. Cyclique, éternel, nouveau le printemps. Un retour, un pas en avant? Un pas de côté peut-être, le début d’une farandole. Nos pieds se sentent légers soudain ; on peut recommencer. Reprendre notre vie, comme la vie nous reprend. Avons-nous hiberné, pendant tout ce temps? Avons-nous sommeillé? L’hiver nous quitte et nous ne le regrettons pas encore. D’abord, la lumière. D’abord, les fleurs. D’abord, réveillons-nous.

Newsletter n°24 – mars 2023

La lumière des arbres

Sur les talus de février

Si fragile.

Yamaguchi Sodo

 

     Chacun sait depuis l’enfance comment deviner l’âge d’un arbre coupé en comptant les cernes du bois. Un objet en bois, à travers son veinage, nous donne une image du temps – et c’est parfois vertigineux, comparé à notre échelle de vie. Dans les dessins d’une planche, on retrouve ces traces qui témoignent du temps qui a passé pour cet arbre. Concrétions de temps qui nous donnent à toucher ce qui nous échappe : le passage du temps. Et pourtant nous savons bien qu’il passe, car nous aussi nous en portons les traces. Le temps passe, et fait pousser les arbres, et fait des plis sur la peau. Nous ne le voyons pas en train de passer, mais nous constatons son passage : déjà. Un an déjà, 10 ans déjà, 20 ans… déjà. Et dans un an, et dans 10, dans 20? Forcément, le temps qui passe nous renvoie à notre finitude, à notre condition d’humain mortel. On dit que les arbres, au contraire, en l’absence de cause extérieure mettant en danger leur existence, peuvent vivre éternellement : le plus vieux recensé à ce jour aurait 9554 ans, et vivrait en Suède. Que ferions-nous de tout ce temps? Que faisons-nous déjà de notre temps?

     Depuis peu, j’ai pris goût à la restauration des meubles anciens. C’est plus qu’émouvant de découvrir le travail qui a été fait par des artisans nous ayant précédé, avec du bois de leur temps. Ils nous parlent à travers le bois, nous indiquent quels gestes ils ont effectués, quelles techniques ils ont utilisées, quelles difficultés ils ont rencontrées, quelles solutions ils ont inventées, avec les moyens dont ils disposaient. On découvre ainsi, sous un petit bureau tout usé, des merveilles d’ingéniosité et de pensée. On s’incline. On prend le temps, aussi, délicatement, de démonter les parties à retravailler ; et on utilise, comme eux, de la colle de poisson, qui a le mérite de se décoller quand on la chauffe, rendant ainsi possible une réparation ultérieure par d’autres générations d’artisans. Indirectement, nous aussi nous parlerons avec eux ; nous aussi, à travers bois.

Newsletter n°23 – février 2023

Il faut s’accepter comme sujet faillible pour aimer l’autre et la vie.

Thomas Vinterberg, Drunk

Qui ne fait pas d’erreur? Dans le travail du bois, personne. Il y a, bien sûr, les « erreurs de débutant », celles qu’il faut absolument commencer par faire, au moins une fois, pour comprendre les fondamentaux. Il y a ensuite les erreurs qu’on sait être en train de faire, mais que l’on fait quand même en espérant que « ça passe »… et souvent, ça ne passe pas, on se demande alors pourquoi on a fait ce que l’on savait pertinemment être une erreur. Il y a les erreurs d’impatience, les erreurs de précipitation : plus on veut aller vite, et plus on perd de temps à les rattraper, faisant de nouvelles erreurs. Il y a les erreurs que l’on a déjà faites, mais qui ne nous ont pas vacciné : on les refait. Ce sont les erreurs typiques, qui ne sont pas forcément des erreurs de débutant, mais qui s’invitent un peu partout. Couper la partie que l’on doit laisser entière, par exemple, et inversement. Erreur bête, mais qui explique pourquoi tous les menuisiers, les ébénistes, les charpentiers, marquent leur bois au crayon pour indiquer les gestes à effectuer. On croit qu’on a « tout dans la tête », qu’on sait parfaitement ce qu’on doit enlever ou laisser, qu’il faut faire dix fois la même chose, qu’on ne se trompera pas… mais si. A force de faire ce genre d’erreurs, on se range à l’évidence : le seul moyen de les éviter, ce n’est pas de se concentrer davantage, c’est juste de marquer le bois, point. Il y a, enfin, l’erreur qu’on n’avait pas vue venir, celle qui est passée inaperçue dès le début du processus de fabrication, et qui ressurgit beaucoup plus tard, compromettant toute une partie du travail accompli… « mais qu’est-ce que j’ai foutu?!! » s’écrie-t-on la tête entre les mains. Erreur de calcul, erreur de mesure, erreur d’orientation ; on est incapable de se l’expliquer, mais elle est là, bien là, il est trop tard. C’est pourquoi, comme le chirurgien ou le pilote d’avion, on se doit de tout vérifier, tout le temps, à chaque étape du processus, plusieurs fois, même – surtout – quand cela paraît inutile.

Quand le mal est fait, impossible de remonter le cours du temps… mais on peut toujours essayer de corriger l’erreur, la rattraper, la masquer,l’intégrer, ou, dans le meilleur des cas, s’en servir pour faire mieux en changeant ses plans. Cela demande de se creuser la tête, et malheureusement, on ne trouve pas systématiquement de sortie par le haut. Inutile, alors, de s’acharner, de s’en vouloir, ou de se décourager : il faut simplement recommencer tout de suite, et, mentalement, effacer l’ardoise. Quoiqu’il en soit, aucune erreur n’aura été un échec : elle nous aura appris. A fabriquer, et au passage, à nous accepter comme faillible.

Newsletter n°22 – janvier 2023

Avant d’être bourrée d’objets, la pièce était belle : des murs passés à la chaux, un simple plancher, et une lampe brillant au plafond. Un objet d’art trônait au milieu de la pièce et c’était beau. Tout le monde venait jouir de cette beauté, à commencer par nous.

Chögyam Trungpa, Pratique de la voie tibétaine

     Nous aimons bien remplir. Remplir notre maison, remplir notre agenda, remplir notre vie. Une vie bien remplie. Et plus nous remplissons, moins il y a de vide. Le vide effraie, est désagréable, nous met mal à l’aise. Un blanc dans la conversation. Un moment où nous ne savons plus quoi faire, quoi dire. Où nous n’avons aucune tâche à accomplir, aucun travail à rendre, aucune obligation qui nous réquisitionne. Cela peut vite devenir angoissant…

     Mais nous aimons aussi bien vider : faire un grand ménage de printemps, jeter, se débarrasser. Vider son sac. On se sent généralement mieux après. Après avoir fait le vide. Alors, on peut recommencer à remplir, entasser, accumuler, et démarrer un nouveau cycle. Jusqu’à la prochaine fois.

     Peut-être qu’en réalité, nous cherchons sans cesse, même en vidant, à continuer à être actifs. Et surtout à être présents. A conjurer la peur d’être absents, la peur de ne plus être de la partie, de ne plus être en mouvement. Mais sommes-nous réellement moins vivants, lorsque nous cessons de bouger, remplir, ou vider? Et sommes-nous forcément moins présents si nous paraissons moins actifs? Tout dépend de la présence que nous avons. De la qualité de présence que nous déployons.

     Ce qui fait le charme d’un objet en bois, pour moi, ce n’est ni la prouesse technique, ni la quantité de travail qu’il a fallu pour le fabriquer. Ce n’est pas non plus son originalité. Mais simplement sa façon d’être là avec nous, et de nous offrir une surface pour s’asseoir, manger, rêver. Peu m’importe la qualification de celui qui l’a réalisé : seule compte la manière dont il fait résonner l’espace autour de lui. Cette cuillère donne-t-elle envie de manger avec, et même de ne manger plus qu’avec ? A quoi me fait-elle penser ? Sur quoi ce banc m’invite-t-il réellement à m’asseoir : un morceau de forêt, un astéroïde, un souvenir d’église ? Si nous ne laissons pas sa part de vide à l’objet, nous ne le saurons jamais.

Newsletter n°21 – décembre 2022

Qu’y faire?

Sur mes contradictions

Le vent souffle.

            Taneda Santoka

     Pourquoi nous humains, sommes-nous tellement attachés à l’idée d’harmonie? Les Grecs déjà appelaient cosmos le ciel étoilé, qui signifie « beau » : et ce qui était beau pour eux, c’était d’abord l’organisation mathématique parfaite des mouvements célestes. Dans les œuvres humaines, on peut également retrouver l’idée que ce qui est beau est harmonieux à travers le nombre d’or, censé déterminer les bonnes proportions d’un édifice ou d’une statue. Ce qui est harmonieux obéirait à des lois bien précises, et tout ce qui sort du cadre de ces lois serait voué à heurter notre sensibilité et à nous faire mal aux oreilles. Peut-être. D’un autre côté, nous aimons bien, parfois, être dérangés, secoués, titillés. L’harmonie peut être ennuyante, attendue, et ne pas nous surprendre suffisamment. Rechercher l’harmonie à tout prix, quand on fabrique un objet en bois, peut se révéler être un leurre, voire un piège qui nous enferme dans une structure trop rigide. Alors qu’au contraire, jouer avec l’harmonie et la disharmonie comme avec des ingrédients, peut déboucher sur une forme d’équilibre surprenant. Equilibre instable, qui n’est pas assuré de lui-même, ni figé une fois pour toutes. 

     Comme quand nous marchons : nous mettons un pied devant l’autre, ne faisant que déplacer le déséquilibre d’une jambe à l’autre – et pourtant, en marchant, nous créons un équilibre dans le mouvement. C’est même le déséquilibre alterné de gauche à droite qui permet le mouvement équilibré linéaire de la marche. De la même manière, un objet, un agencement, ou une disposition dans l’espace, peuvent évoquer une forme de déséquilibre et initier un mouvement vers autre chose. La question qui se pose, alors, c’est : que faire de ce mouvement? Vers quel équilibre aller à partir du déséquilibre? Peut-être que le ciel étoilé n’est si beau que parce qu’il bouge imperceptiblement, en même temps que la lune nous tombe dessus, comme nous tombons nous-mêmes sur le soleil sans jamais l’atteindre. On appelle cela graviter.

Newsletter n°20 – novembre 2022

Tout l’automne à la fin n’est qu’une tisane froide. Les feuilles mortes de toutes essences macèrent dans la pluie.

Francis Ponge, La fin de l’automne

     L’automne touche à sa fin et laisse peu à peu place à l’hiver… dans l’atelier, on commence à allumer le chauffage. Les poules viennent se réfugier et râler quand il pleut. Les copeaux s’entassent à côté des feuilles mortes charriées par le vent. A mesure que je rabote la planche de noyer qui m’occupe, celle-ci s’amincit et perd de la matière à chaque passage de la lame. Je me dis que parfois, enlever signifie créer. La création n’est pas forcément ajout de matière, épaississement, empilage… elle peut être l’inverse. Couper, limer, poncer : de l’arbre au résultat final, on y perd beaucoup. La mise en forme de l’objet se traduit alors par l’accumulation des chutes d’abord, puis des copeaux, et enfin des poussières. La structure fibreuse de l’arbre s’en trouve déstructurée, puis désagrégée, du plus grand au plus petit. On pourrait penser que l’objet final est lui aussi un « reste », au même titre que les autres morceaux de bois qui restent. La vie de ce reste-là, simplement, ne sera pas la même que celle des autres : tandis que la planche travaillée ira par exemple rejoindre la cuisine d’une maison, le copeau, lui, va d’abord servir de litière pour les poules. Puis de compost. Avant d’alimenter un autre cycle vital, celui des légumes qui poussent dans la terre.

     Il existe, en physique, un principe appelé « principe d’entropie », qui décrit la manière dont l’énergie et l’organisation d’un système se dispersent et se défont au fil du temps. Par exemple, une casserole d’eau chaude se refroidit en rayonnant et dissipant autour d’elle des calories qui réchauffent l’air alentour, etc. De même, une façade en bois va, les années passant, griser, se déclouer, puis finir par tomber. A l’échelle de l’univers, tout ce qui est constitué et organisé, et qui contient de l’énergie, est ainsi amené, tôt ou tard, à se défaire et à refroidir… chaque étape de dissipation pouvant conduire, entretemps, à la création de quelque chose de nouveau. Un peu comme quand, en déstructurant le bois, le menuisier donne vie à un nouvel objet. Lui-même y disperse au passage une partie de son énergie : il s’échauffe, transpire malgré le froid, et parfois s’énerve après avoir fait une erreur. Energie qu’il devra reconstituer en dissipant d’autres sources d’énergie à leur tour : en mangeant un oeuf par exemple, et en le faisant cuire. Tiens, un courant d’air s’est engouffré dans l’atelier – j’éternue.

Newsletter n°19 – octobre 2022

Traînant des pieds 

Dans les feuilles mortes

J’ai huit ans.

Du pain et du chocolat en guise de « quatre heure ». Des morceaux de pain qui gonflent dans la soupe. Un pain mou, acide, ordinaire, tout ce qu’il y a de plus éloigné des miches « campagnardes » et autres « bûcherons » aux graines qui trônent aujourd’hui sur les étals des boulangers. Les miettes de pain, balayées avec la tranche de la main, tombaient de la toile cirée dans la paume de l’autre main, avant d’être rangées dans une boite en fer. Le pain sec, s’il y en avait, était mis à tremper pour les poules. La flûte déjà entamée rejoignait la boîte à pain, en bois, avec son clapet sculpté. Souvenirs d’enfance qui ont laissé des traces. On enlevait des petits éclats de croûte du bout des ongles, en guise d’apéritif en attendant la soupe. La mie, elle, était délogée à l’aide du pouce et mangée d’un seul coup, remplissant la bouche…

Le pain qui rassasie la faim, accompagne le repas, sauce la sauce et nettoie les assiettes. Le pain qui est le seul aliment habilité à être présent du début à la fin, ou même entre les repas. Qui n’a pas des souvenirs associés au pain? Le pain laisse des traces. Couper le pain aussi. J’ai voulu fabriquer, récemment, une planche à pain tout ce qu’il y a de plus simple, mais de grande dimension et très épaisse, pour pouvoir y accueillir la flûte de mon enfance. Une planche à pain en chêne massif, récupéré dans le village où j’ai grandi. J’ai pensé : cette planche à pain est tellement épaisse qu’elle va durer plusieurs générations. Chaque génération, en coupant le pain, va user un peu plus la planche. Un creux va se former, qui est comme le creux qu’on trouve au milieu des vieilles marches en pierres, polies par la succession des pas. A la profondeur du creux, on pourra mesurer le passage du temps. La planche acquerra alors cette patine propre aux objets anciens, qui sont comme les rides autour des yeux des gens qui ont souri et qui ont pleuré. Ce charme indescriptible, cette âme, qui fait que l’on peut être attaché à un objet sans valeur. Et qui dira simplement : « ici, on a coupé du pain ».