Newsletter n°33 – décembre 2023

Que j’ôte mon chapeau

Et se déploie la nuit bleue

Du ciel d’hiver. 

Yamaguchi Sodo

     Pour fabriquer un manche de couteau à la main, il faut bien sûr du bois, quelques outils comme une râpe, mais aussi, de la lumière et du mouvement. La lumière va vous indiquer chaque petit replat à arrondir, chaque manque de symétrie ou d’harmonie dans la forme. Le mouvement de la main, lui, donne au manche sa fluidité sans quoi il ne serait pas agréable au toucher. Je n’en finis pas de m’étonner, quand je donne peu à peu sa forme à un manche, de constater à quel point les yeux et les mains travaillent ensemble, de façon presque automatique, comme s’il n’y avait même pas de passage par le cerveau. Tout se fait en quelque sorte de soi-même, en effleurant, en fermant un œil, en reprenant… lumière et mouvement dessinent et mettent en forme le manche de couteau, à travers les yeux et les mains.

     On dit : la lumière dans les arbres est belle ce matin. Mais les arbres, et les feuilles, sont déjà de la lumière sous une autre forme. De la lumière combinée à de l’eau, du carbone, de la gravité… la lumière est déjà dans l’arbre, quand la lumière vient toucher l’arbre et jouer dans les feuilles. La lumière touche la lumière. La lumière est dans la lumière. Elle est donc déjà dans le futur manche de couteau, au moment où le mouvement lui donne sa forme. La lumière était déjà là, et quand le manche de couteau luira d’avoir été tant de fois au contact de la main qui l’a tenu, c’est encore elle qui le fera briller.

Newsletter n°32 – novembre 2023

L’eau limpide

Ni dedans 

Ni dehors.

Ida Dakotsu

     Depuis bientôt deux mois, je fabrique ou restaure des couteaux à plein temps, avec beaucoup de plaisir. Je fais partie de ces gens (nous sommes un certain nombre !) qui aiment les beaux couteaux, un peu collectionneur mais surtout très attaché au bel objet. Quand je dis bel objet je n’entends pas forcément un couteau très complexe, avec beaucoup de fioritures, mais au contraire une simplicité qui coule de source. 

     Enfant, le couteau c’était le canif avec lequel tailler des flèches, sculpter des bâtons, et parfois, il faut bien le dire, s’entailler le bout du doigt…  puis ce fut le couteau suisse avec sa scie, très utile, et tous ces accessoires dont aujourd’hui encore j’ignore à quoi ils servent (si quelqu’un a fait l’armée suisse, je suis preneur d’explications!). Dans mon village jurassien, le couteau c’était aussi celui du grand-père, du paysan, celui qu’on avait toujours sur soi et qu’on sortait à 10h pour « casser la croûte », ou bien dehors dès qu’on avait une « bricole » à arranger. J’ai repris moi aussi cette habitude, il y a quelques années, d’avoir toujours un couteau dans ma poche et de manger avec, sorte d’hommage à cette génération qui, a l’image du héros de Regain de Giono, donnait l’impression d’être « solidement enfoncé(e) dans la terre comme une colonne ». Finalement, il semblerait bien que le couteau ne serve pas qu’à couper, mais aussi, comme tout objet hautement symbolique, à relier : au minerai de fer qu’on a extrait pour forger la lame, à l’arbre dont on a tiré le bois pour le manche, mais aussi aux humains qui se le passent de proche en proche, et de poche en poche.

Newsletter n°31 – octobre 2023

Sous les feuilles qui tombent

Bientôt

Le chemin disparaît.

     Un soir, alors que je venais finir un travail dans l’atelier, j’entends gratter près du mur. Le bruit cesse, j’ai peut-être rêvé….Grat grat. Je vais voir de plus près. Le chien aussi commence à renifler et à remuer la queue, tout près d’un vieux tas de chiffon sous une étagère. Mais oui ça bouge… un hérisson ! C’est le deuxième à avoir élu domicile chez nous, le premier s’étant fait un nid bien douillet sous une vieille ruche vide dans le poulailler. Le troisième même, si je compte celui que j’avais trouvé près d’une pile de bois, malade, en pleine journée. J’avais dû l’emmener d’urgence au refuge pour qu’il se refasse une santé, ce qui lui avait bien pris quatre mois.

     On dit souvent, à propos du hérisson : « il a des pics mais c’est un animal utile car il mange les limaces ». Et à propos de l’araignée : « elle pique mais elle est précieuse car elle nous débarrasse des moustiques ». Manière de ne percevoir les autres être vivants qu’au regard de ce qu’ils nous apportent à nous, humains. De la même manière, au lieu de voir un arbre sous notre assiette, nous voyons du bois, car il nous est utile. Et pourtant il en fallu du temps, de l’eau, de la lumière, et mille autres choses encore, pour que ces fibres poussent et dessinent peu à peu la silhouette d’un arbre. Cet arbre-. Il ne l’a pas fait pour nous, pousser, ni contre nous. Il s’est juste trouvé là. Comme nous. Comme le hérisson.

Newsletter n°30 – septembre 2023

Au bord de la

Rivière en moi

Aussi elle coule.

     Début juillet, un habitant de mon village natal qui s’occupe du jardin d’un voisin, déterre à sa demande une souche de genévrier. Intéressé par ce bois, je le récupère et lui offre une bouteille de cidre en remerciement, puis j’amène la souche chez un ami tourneur sur bois pour la couper. Celui-ci en conserve la majeure partie, en échange de quelques rondins dont j’avais besoin par ailleurs, et nous en mettons également un morceau de côté pour un autre ami avec qui nous échangeons régulièrement des morceaux de bois.

     En fin de compte, tout le monde est content ! L’un qu’on ait arraché sa souche ; l’autre qu’on l’ait aidé à s’en débarrasser ; nous d’avoir gagné quelques beaux morceaux de bois rare et qui sentent bon quand on les travaille… et ainsi de suite : les personnes qui achèteront les objets que nous aurons fabriqués ; ceux à qui ils les offriront ou les transmettront, un jour, peut-être. Or tout cela n’aurait jamais pu avoir lieu sans une toute, toute petite graine de genévrier. Je pense à celui qui a planté dans le jardin cette toute, toute petite graine, il y a plusieurs décennies de cela : avait-il conscience, au même moment, qu’elle aurait des conséquences non seulement sur son jardin, mais aussi sur toute une chaîne d’échanges humains à venir? Est-ce finalement l’homme qui a semé le genévrier, ou le genévrier qui a semé en l’homme?

Newsletter n°29 – août 2023

Dans ce monde d’illusion

Nous sommeillons et parlons de rêve.

Rêve, continue à rêver, autant qu’il te plaira.

Yotsuya Ryu

     Depuis que je travaille le bois, j’ai toujours détesté le ponçage – et je suis loin d’être le seul. Poncer dégage énormément de poussière… soit on le fait à la main et cela prend des heures ; soit on le fait à l’aide d’une grosse machine, très lourde et très bruyante, difficile à manier, qu’on appelle familièrement le « tank » (à juste titre). On commence avec un papier au grain grossier, puis de plus en plus fin. C’est fastidieux. D’un autre côté, je me suis toujours demandé pourquoi fallait-il poncer les objets, en dehors du simple fait d’éviter les échardes quand on les touche. C’est semble-t-il une attente esthétique de l’acheteur, que l’objet soit bien lisse et brillant : le ponçage donne l’impression de voir le bois tel qu’il est, sans intervention de la main humaine. Toute trace d’outil et de travail disparaît, et on finit en effaçant les traces du ponçage lui-même. Mais c’est une illusion ! On ne peut pas voir le bois tel qu’il est en lui-même, on le voit forcément à travers la manière dont on l’a travaillé. Et poncer le bois n’est pas la seule manière de le donner à voir ; il en existe autant que d’usages que nous pouvons faire de nos outils, et à travers eux, de nos mains.

Newsletter n°28 – juillet 2023

Dans le grondement du feu

La nuit s’enfonce

Crache une lune ébréchée.

Yamaguchi Seishi

C’est une cuillère en bois de cerisier. J’ai dû la sculpter il y a deux ans, voire trois… Vu qu’elle avait fendu, ou pour une autre raison dont je ne me souviens plus, je ne l’avais pas terminée, et l’avait plantée dans la terre dehors, dans ce que j’appelle « le cimetière des objets ratés ». Récemment, je suis retombé sur cette cuillère, par terre, et je me suis dit qu’elle n’était pas si ratée que ça, qu’on pouvait peut-être en faire quelque chose. Je l’ai donc reprise, elle était toute grisonnée par le temps et les intempéries. Après quelques coups de couteau, je vis que le bois était encore bon. Pourquoi l’avais-je abandonnée? Il y avait certes quelques fissures, mais visiblement, elle avait tenu le coup ! Je repris l’ébauche, puis me vint l’idée de la brûler. Après avoir été sculptée par la main de l’homme, après avoir connu le vent, le soleil et la pluie, cette cuillère ne pouvait littéralement que renaître encore une fois de ses cendres, en passant l’épreuve du feu. Ainsi je la brûlai. Puis la combustion s’arrêta, me laissant une cuillère au dessin unique. Mais une cuillère encore fonctionnelle, qui reste une cuillère. Je la brossai, puis la huilai. Processus qui la rend désormais imputrescible. Comme me l’a dit mon fils de 7 ans, « le bois ne meurt jamais ».

Newsletter n°27 – juin 2023

Assis à ma place

Au milieu

D’une rivière.

     Quand on y pense, l’espèce humaine semble bien avoir la bougeotte. Dès le matin, tout le monde s’agite pour aller à l’école ou au travail, c’est un ballet bien réglé. Le soir, rebelote. Et le week-end, si possible, on part en week-end : on va voir des amis, la famille… en vacances, si possible, on part plus loin, plus vite. Et à quoi occupons-nous nos journées, après nous être déplacés ? A déplacer des objets, des dossiers, ou de l’information – travailler se résumant généralement à déplacer quelque chose. Ranger, nettoyer, parler, couper, tailler, envoyer.

     A côté de ça, au bord de la route, dans les allées, dans les parcs, vous avez des arbres. On passe sans les regarder, ils font partie du décor. Ça fait joli. Mais un arbre, ça ne se déplace pas. Du jour de sa naissance à celui de sa mort, il n’aura pas bougé. Il se sera déployé, enraciné, déplié certes, mais jamais il ne sera parti en vacances – encore moins au bureau. Est-ce que cela lui manque, à l’arbre? Et nous, est-ce que cela nous manque, de ne pas être enraciné comme lui ? Je me dis parfois qu’entre deux déplacements,   entre deux passes de rabot, je pourrais peut-être prendre le temps de développer encore mon devenir-arbre…

Newsletter n°26 – mai 2023

Longue nuit

Le singe rêve au moyen

D’attraper la lune.

Masaoka Shiki

     Qui est-on si l’on travaille le bois sans avoir fait d’école ou de formation spécifique? Ni menuisier, ni ébéniste. On est « autodidacte » dit la langue française, c’est-à-dire que l’on a appris tout seul. Étonnant comme mot, quand on songe que l’on n’apprend jamais quoi que ce soit « tout seul ». Pour apprendre un geste, on s’appuie sur d’autres gestes que l’on n’a pas appris « tout seul ». Et comment séparer, dans ce que l’on fait, ce qui vient de nous et ce qui vient d’autrui? On n’est jamais autodidacte. On parle avec les autres, on observe ce qui a été fait avant nous, on utilise des outils que l’on n’a pas inventés soi-même. On regarde des « tutos », on consulte des manuels, on parle avec le bois – et on essaye de retenir ses leçons. On dialogue avec soi-même aussi, beaucoup, à la fois maître et élève, à la fois soi et un autre pour soi. On découvre, redécouvre des techniques très anciennes, tout en sachant qu’on n’inventera jamais l’eau chaude. D’autres que nous sont passés par là avant, et ont creusé le sillon dans lequel on inscrit nos pas, qu’on le veuille ou non, qu’on le sache ou non. 

     Et inversement : on a beau avoir tous les diplômes ou titres du monde, menuisier, ébéniste,  compagnon… on a tout perdu si on n’a pas su garder son esprit de débutant – car sur un chemin infini personne n’est plus avancé que personne. Chacun avance, à sa manière, depuis là où il se trouve, mais personne n’est « arrivé ». Rester ouvert, s’étonner, accepter d’apprendre encore et surtout d’apprendre à apprendre. Autodidacte ou non, on n’en a jamais fini. Le bout de bois sera toujours un bout de bois, et la main qui le travaille, une main.

Newsletter n°25 – avril 2023

Même le vert

Du pin au feuillage pérenne, 

Quand vient le printemps, semble avoir été teint de frais : 

Son éclat est plus profond.

Minamoto no Muneyuki

     Alors comme ça, le printemps revient. On connaît sa ritournelle : d’abord les giboulées, puis le soleil, puis le froid, le givre à nouveau, et encore le soleil… on le sait, le soleil finira par l’emporter, les arbres le savent, les oiseaux le savent. La sève monte dans les troncs, les feuilles « débourrent » à partir des bourgeons. Comme à chaque fois. A chaque fois comme la première fois. Car le printemps est une première fois, un début à tout, un re-commencement. Il nous offre cette chance. Voilà 365 jours et 1/4 que notre planète ne s’était pas trouvée à cet endroit autour du soleil, profitons-en ! Oui certes, entretemps le soleil lui-même a bougé, et nous avec, et toute la galaxie…  mais faisons semblant. Cyclique, éternel, nouveau le printemps. Un retour, un pas en avant? Un pas de côté peut-être, le début d’une farandole. Nos pieds se sentent légers soudain ; on peut recommencer. Reprendre notre vie, comme la vie nous reprend. Avons-nous hiberné, pendant tout ce temps? Avons-nous sommeillé? L’hiver nous quitte et nous ne le regrettons pas encore. D’abord, la lumière. D’abord, les fleurs. D’abord, réveillons-nous.

Newsletter n°24 – mars 2023

La lumière des arbres

Sur les talus de février

Si fragile.

Yamaguchi Sodo

 

     Chacun sait depuis l’enfance comment deviner l’âge d’un arbre coupé en comptant les cernes du bois. Un objet en bois, à travers son veinage, nous donne une image du temps – et c’est parfois vertigineux, comparé à notre échelle de vie. Dans les dessins d’une planche, on retrouve ces traces qui témoignent du temps qui a passé pour cet arbre. Concrétions de temps qui nous donnent à toucher ce qui nous échappe : le passage du temps. Et pourtant nous savons bien qu’il passe, car nous aussi nous en portons les traces. Le temps passe, et fait pousser les arbres, et fait des plis sur la peau. Nous ne le voyons pas en train de passer, mais nous constatons son passage : déjà. Un an déjà, 10 ans déjà, 20 ans… déjà. Et dans un an, et dans 10, dans 20? Forcément, le temps qui passe nous renvoie à notre finitude, à notre condition d’humain mortel. On dit que les arbres, au contraire, en l’absence de cause extérieure mettant en danger leur existence, peuvent vivre éternellement : le plus vieux recensé à ce jour aurait 9554 ans, et vivrait en Suède. Que ferions-nous de tout ce temps? Que faisons-nous déjà de notre temps?

     Depuis peu, j’ai pris goût à la restauration des meubles anciens. C’est plus qu’émouvant de découvrir le travail qui a été fait par des artisans nous ayant précédé, avec du bois de leur temps. Ils nous parlent à travers le bois, nous indiquent quels gestes ils ont effectués, quelles techniques ils ont utilisées, quelles difficultés ils ont rencontrées, quelles solutions ils ont inventées, avec les moyens dont ils disposaient. On découvre ainsi, sous un petit bureau tout usé, des merveilles d’ingéniosité et de pensée. On s’incline. On prend le temps, aussi, délicatement, de démonter les parties à retravailler ; et on utilise, comme eux, de la colle de poisson, qui a le mérite de se décoller quand on la chauffe, rendant ainsi possible une réparation ultérieure par d’autres générations d’artisans. Indirectement, nous aussi nous parlerons avec eux ; nous aussi, à travers bois.