Newsletter n°43 – octobre 2024

Nulle trace dans le courant

Où j’ai nagé 

Avec une femme.

Seishi Yamaguchi

     Quelle trace vais-je laisser? quelle trace vais-je laisser dans mon entourage, dans l’exercice de mon métier, ou pour certains même dans l’Histoire ? Cette question en préoccupe plus d’un car il en va d’une espèce de survie symbolique, censée nous rassurer sur ce qui peut malgré tout rester de nous quand nous ne serons plus là, précisément, pour le voir. Or le propre d’une trace, tôt ou tard, c’est de s’effacer et d’être recouverte par d’autres traces, qui à leur tour s’effaceront et seront recouvertes par d’autres traces, etc. Nous-mêmes sommes la trace de traces antérieures, et dans quelque direction que l’on regarde, il n’y a que des traces, aucune n’étant éternelle, mais chacune s’inscrivant entre la précédente et la suivante. Tout au long de notre vie, nous allons témoigner des traces qui nous précèdent, et laisser autour de nous de multiples traces qui témoigneront à leur tour : actes, transmissions, créations. Pourquoi s’en inquiéter? La chose se fait d’elle-même, sans qu’on y pense.

     « Panta rei » disait Héraclite en son temps : tout coule. Tout coule et n’en finit pas de s’écouler : l’arbre comme celui qui le coupe, la tasse qu’on aura fabriquée dedans comme le thé qu’on y boit et qui nous réchauffe un moment. Tout coule, et plus on y pense, plus l’idée de trace elle-même en vient à nous filer entre les doigts. Mais quelle importance… a-t-on déjà vu un nageur se préoccuper des traces qu’il laisse dans l’eau de la rivière ?

Newsletter n°42 – septembre 2024

Il pleut

Une goutte fait plic

Une goutte fait ploc.

     Le mot « routine », dans notre civilisation, est connoté assez négativement. Synonyme d’ennui, ce serait un danger à éviter si l’on souhaite, en tant qu’individu, continuer à se développer et s’épanouir. La routine est vue comme une répétition empêchant la nouveauté de venir nous stimuler et nous mettre à l’épreuve – nous « challenger ».

     Pourtant, répéter le même geste routinier n’est pas forcément s’asseoir dans le confort de ce que l’on maitrise et connaît parfaitement, de même que pour un comédien redire chaque soir le même texte n’est pas forcément le répéter à l’identique. Le geste, comme le texte, se jouent et se rejouent à chaque fois à nouveau. Bien sûr, on peut toujours améliorer le geste, et se mettre en quête d’une forme de perfection. Mais surtout, à force d’être répété, le geste peut être épuré, c’est-à-dire débarrassé de tout ce qu’on y avait mis dès le départ en trop : trop d’intention, trop de volonté de réussir, et finalement trop de nous-mêmes… 

     Le plus dur, peut-être, serait ainsi de laisser le geste s’exécuter en quelque sorte de lui-même, comme si l’on n’était qu’un intermédiaire. Se laisser traverser par le geste, ou pour le comédien par le texte : le laisser être sans y rajouter tout ce qui vient d’ordinaire le brouiller inutilement, et l’empêcher de résonner. Avec un peu d’attention, la routine peut être vue comme une occasion sans cesse renouvelée de faire de la place à ce qui se passe et passe à travers nous. L’occasion, pour la petite musique du monde, de se frayer un chemin et de se faire entendre. Comme un silence dans une ritournelle.

Newsletter n° 41 – août 2024

J’ai manqué mon coup

La tête du clou

Est toute tordue.

 

Nakatsuka Ippekkiro

     Peut-on être adulte et se construire une cabane? Personnellement, je crois que cette passion des cabanes ne m’a jamais quitté depuis l’enfance. La cabane, imaginairement, c’est le refuge, l’endroit à soi, un lieu où l’on peut se retirer et rêver librement, tout en regardant le monde par la fenêtre – ou par la porte s’il n’y en a pas. Mais la cabane, c’est surtout l’abri que l’on construit de ses mains, petites ou grandes, avec ce qui nous tombe sous la main. L’essence de la cabane, c’est d’être bricolée. Bien sûr il nous faut des vis ou des clous, et quelques planches… mais s’il manque quelque chose, on va essayer de faire avec ce que l’on a. De se débrouiller. Prendre des petits bouts de trucs et les assembler ensemble. C’est alors que, fouillant dans un tas de choses gardées « au cas où », vous remettez la main exactement sur la pièce qu’il vous faut, ou qui pourra parfaitement faire office de. D’un coup, c’est comme si tout prenait son sens : à croire que, sans le savoir, on avait gardé ce vieux bout de chambre à air ou ce crochet rouillé pour le jour précis où on en aurait besoin.

     Mais parfois, il arrive que malgré tous nos efforts, on ne remette pas la main sur la petite pièce qui irait si bien, et l’on n’en trouve aucune autre. Que faire alors ? On ne va quand même pas aller au magasin pour ça… on pourrait, certes, acheter tout ce qu’il nous manque. Toute la vie est comme ça, d’ailleurs, quand on y pense : il suffirait d’aller au magasin, acheter tout ce qu’il nous manque. Non. Pas cette fois. On va s’asseoir cinq minutes, regarder autour de nous, et laisser venir les choses… oui. On peut faire autrement. Continuer à bricoler. Et plus la cabane prend forme, plus cela devient évident :  la cabane, le monde, et la main, n’ont en réalité toujours fait qu’un. Tout était toujours déjà là, sous nos yeux. Nous le savions au fond de nous, et l’enfant que nous étions ne l’a pas oublié, lui. Construire une cabane, c’est juste une manière de le redire, et en le redisant, de s’en souvenir : tout est toujours déjà là.

Newsletter n° 40 – juillet 2024

De la narine du grand Bouddha

Jaillit

Une hirondelle.

Kobayashi Issa

     L’année dernière, un saule marsault est mort dans le jardin. Comme ça. Sans prévenir. Je ne sais pas ce qui s’est passé. Depuis, je ne l’ai pas coupé pour brûler son bois, ni prélevé de branche pour fabriquer un objet. Je l’ai laissé comme ça et j’ai vu un an après l’écorce qui commençait à se décoller du tronc.

     Aujourd’hui, un oiseau que j’entends depuis des années, mais que je n’étais jamais parvenu à identifier jusqu’alors, s’est posé dessus. Je l’ai reconnu car il fait un bruit de tapotement régulier. J’ai cru d’abord que c’était un oiseau qui prenait des noisettes ou d’autres fruits à coque pour venir les ouvrir contre l’écorce de l’arbre, un « gros bec casse-noyaux » peut-être ?

     Mais aujourd’hui je l’ai vu, c’est un magnifique pic-épeiche, avec du rouge vif sur la tête et sur la queue. Je n’en avais jamais vu d’aussi près. Il écorce l’arbre, et se nourrit d’insectes qui eux-mêmes se nourrissent du bois mort. Pour eux comme pour lui, comme pour les champignons qui ont poussé sur son tronc, ce saule marsault est désormais un formidable réservoir de nourriture et de vie. Il commence à prendre une autre allure pour moi aussi, avec ses belles branches écorcées, ses fissures et ses coups de bec. Je le laisse. Je ne ferai pas de cuillère. Nous ne sommes pas de passage, nous sommes le passage.

Newsletter n°39 – juin 2024

Petit à petit

La ronde

S’agrandit.

     Ramasser un bout de bois pour en faire une cuillère à l’aide d’un couteau, c’est un art du peu, comme ces petits objets de pacotille que fabriquent parfois devant vous   des vendeurs de rue : bonhommes en fil de fer, jouets en canettes d’aluminium… en ce qui me concerne, cette pauvreté du matériau et de la technique me va très bien, j’y trouve un cadre en même temps qu’un horizon. Vous prenez le bout de bois, et pas à pas, lui enlevez une petite quantité de matière : dans cette activité presque méditative, il vous apparaît bientôt de manière évidente que la finalité n’est plus l’objet à produire, mais l’activité elle-même. On sculpte pour sculpter, on taille pour tailler. Quand la cuillère est terminée, on la met de côté, on prend un autre bout de bois et on continue.

     Dès lors, la question de la « valeur » de l’objet n’a que peu de sens. Quel prix mettre sur cette activité qui se suffit à elle-même ? Ce qui a de la valeur, c’est l’activité elle-même et non l’objet : l’objet qui en résulte n’en est que le résidu ou la trace. Or, en tant que résidu, il ne m’appartient déjà plus, mais à qui le veut ou le voudra, comme on ramasse un joli bout de bois tombé dans la forêt. On peut dire que la question de sa valeur ne me regarde pas, mais uniquement celui ou celle qui le désire.

     Peut-on vendre, dans ce cas, ce qui ne nous appartient déjà plus? Peut-on même le donner? Si je pense à l’artisanat monastique cette fois, il m’apparaît que l’argent que l’on donne sert d’abord à soutenir l’activité de la communauté, comme une sorte de don. L’objet « acheté » quant à lui peut être alors perçu comme le témoignage de ce don, une forme de lien qui relie à la communauté des moines. Or le don dépend de celui qui donne, et de la valeur qu’il accorde à ce qu’il donne, en fonction de ses moyens, et de son activité à lui. C’est pourquoi désormais, toutes mes cuillères sont en « prix libres », manière de dire : en achetant cet objet, vous donnez ce que vous voulez, pour soutenir un certain type d’activité. C’est elle qui a de la valeur. Choisissez l’objet que vous voulez, sa valeur n’est pas celle de l’argent, mais celle d’un témoignage : témoignage du don, témoignage de l’arbre, témoignage de l’activité qui l’a transformé. Toutes ces choses sont reliées. Ce n’est pas une cuillère, c’est un témoin.

Newsletter n°38 – mai 2024

Partout

Sous l’immensité

Du ciel.

     On a beau retourner l’univers dans tous les sens, me disais-je, en fait, on n’y comprend rien. Toutes nos théories, nos sciences, nos religions, nos arts, n’expriment après tout peut-être rien d’autre que cela : notre incompréhension du monde, dans lequel nous sommes pourtant tout entiers immergés mais qui continue à nous échapper, quoiqu’on fasse. Dès lors, quelle différence y a-t-il entre le silence et la parole? Entre un silence qui reçoit cette incompréhension, et une parole qui la dit?

     J’aimerais, me disais-je, retranscrire dans les objets que je fabrique quelque chose de cela. L’immensité de ce qui nous dépasse, en même temps que la fragilité de tout ce qui s’y tient : le ciel comme le brin d’herbe, le nuage comme la goutte d’eau. Je me remis alors à fabriquer des cuillères, en partant de la forme naturelle de la branche, pour suivre le fil du bois. Je me laissais surprendre par la tournure prise peu à peu sans que je le décide. Retrouvant mes outils à main, et des techniques rudimentaires, il me semblait de moins en moins étrange que des êtres humains comme nous, il y a plusieurs dizaines de milliers d’années, furent poussés à entrer dans des grottes, munis d’une torche et de matériaux simples, pour y tracer des empreintes de mains, des figures d’animaux, et autres signes mystérieux. Tandis que j’accumule les petits copeaux un à un à mes pieds, j’imagine ces visages à la lueur vacillante de la flamme, les mains teintes par le charbon de bois et la poudre d’ocre… je vois leur regard, et, à travers lui, il me semble à mon tour être saisi par l’énigme du monde.

Newsletter n°37 – avril 2024

Il n’y a rien

Dans le tiroir du bureau 

Que j’ai ouvert histoire de voir.

Nakatsuka Ippekiro

     Qui sait ce qui se cache derrière un masque ? Nous vivons dans une civilisation qui considère depuis bien longtemps que le masque est une forme d’illusion, et que derrière le masque se cache la réalité : il faut lever le masque pour  dévoiler la vérité. Mais qui sait si le masque ne montre pas, parfois, quelque chose de plus vrai que ce qu’il cache ? Et si, derrière le masque, il n’y avait rien?…

     Avant de donner le mot « personnage », puis « personne », le mot latin persona désignait le masque de l’acteur au théâtre, qui servait à amplifier la voix sur scène (per-sonare : « résonner à travers ») et à représenter le caractère du personnage. Le masque n’est en lui-même personne, mais il permet à la personne de s’incarner en jouant un rôle, et ainsi de se révéler elle-même. Dans ce cas, ne passons-nous pas notre journée à mettre et à échanger différents masques sur nos visages? Pour nous masquer ou au contraire pour mieux nous dire à travers eux ? 

     Dans beaucoup de cultures, le masque a également une fonction rituelle et spirituelle : il est un intermédiaire entre l’homme et la divinité, permettant à celle-ci de se manifester à travers celui-là, en le « possédant ». Mais quand on retire le masque et qu’on l’accroche au mur, on comprend que, derrière, il n’y avait que du vide. C’est nous qui le faisions vivre. Maintenant il nous révèle sa vraie nature, qui n’est ni de cacher, ni de révéler, mais seulement de manifester le vide : le vide comme ce qui permet à la forme d’exister, et la forme comme expression du vide. Au fond, il n’y a jamais eu personne derrière le masque, donc nous n’avons rien à cacher ni à dévoiler. Juste à laisser la forme sculpter le vide et le vide sculpter la forme.

Newsletter n°36 – mars 2024

L’arracheur de navets

Montre le chemin

Avec un navet.

Kobayashi Issa

Quand on apprend un geste, il est d’abord difficile, hésitant, imprécis. On est tendu, on corrige,  on se rattrape aux branches comme on peut. Puis, à force de pratique et de répétitions, des automatismes se mettent en place, des sortes de réflexes qui font que, sans plus y réfléchir, nos mains font ce qu’il y à faire. On peut leur faire confiance. La maîtrise s’installe. 

D’un autre côté, au bout d’un moment, on peut trouver ennuyeux de répéter sans cesse les mêmes gestes, et avoir envie d’en apprendre de nouveaux. Essayer autre chose. L’époque actuelle a d’ailleurs volontiers recours à l’expression « sortir de sa zone de confort » pour valoriser l’élan de celui qui délaisse ce qu’il sait faire au profit de ce qu’il ne sait pas encore faire – « confort » signifiant ici ce qui nous ramollit et ne nous encourage pas à progresser.

Mais progresser vers quoi? Sortir pour aller où ? Quand je ponce le manche d’un couteau, bien que je l’aie déjà fait des dizaines de fois, je ne suis pas obligé de me demander si je progresse ou si je stagne en le faisant. Je peux même le faire en oubliant pourquoi je le fais, et m’installer dans le geste comme si je n’étais pas en train de fabriquer un couteau. Certes, je ponce bien le manche de ce couteau pour fabriquer un couteau agréable au toucher. Comme je fais la vaisselle pour pouvoir manger à nouveau dans des assiettes propres. Mais c’est aussi un prétexte : un prétexte pour simplement faire ce que nous faisons, quelle que soit la finalité du geste.

Peu importe, dans ce cas, que nous fassions ce geste pour la première, la millième ou la dernière fois, car nous ne le faisons ni en vue de l’objectif fixé, ni pour progresser. Nous le faisons car c’est nous qui nous trouvons là, à ce moment-là, dans cette situation. Nous aurions pu être ailleurs, quelqu’un d’autre – ou tout simplement ne pas être. Mais les choses sont ainsi faites que personne d’autre que nous ne peut effectuer ce geste-là, à notre place, à ce moment-là. Avec la grâce qui nous appartient.

Newsletter n°35 – février 2024

Qu’on le veuille ou non

la poesie

est une affaire sérieuse.

     Forger une lame de couteau à partir d’une barre de métal demande un engagement physique que j’avais sous-estimé, jusqu’à m’y mettre. Le marteau pèse un bon kilo, et il faut se dépêcher, c’est-à-dire battre le fer tant qu’il est chaud. Or il refroidit très vite. On le remet à chauffer, et on recommence. Tant que l’on travaille à la main, on ne peut pas faire semblant, ni s’économiser. Il faut y aller. C’est vrai pour la forge. Mais plus généralement pour toute opération de fabrication, qui demande un degré d’engagement en-dessous duquel, tout simplement, rien ne se passera.

     En grec ancien, « création, fabrication »  se dit poïesis, mot qui a donné « poésie » en français : car on fabrique un poème comme on forge une pièce de métal. On martèle, modèle, étire la matière sonore des mots, comme la barre d’acier qui prend forme progressivement sous les coups de marteaux. Il y a une poésie du métal, comme il y a une poésie du bois, une poésie du vent, de l’amour, des saisons. Il y a une poésie de tout ce qui est, c’est-à-dire une manière de fabriquer quelque chose avec ce que l’on a sous la main. Quelque chose qui touchera notre sensibilité humaine à l’égard du monde. Comment devient-on poète ? Tout ce que je sais, c’est que c’est en forgeant que l’on devient forgeron.

Newsletter n°34 – janvier 2024

Dans la forêt verdoyante, mon ermitage.

Seuls le trouvent 

Qui ont perdu leur chemin.

Yotsuya Ryu

     L’ambiance sur les marchés. Il y a le vendeur de saucissons catalans, les 3 pour 10€. « La dégustation est gratuite ! On peut tout goûter sauf le vendeur !… ». Il y a la petite dame qui vend ses objets en verre coloré, dauphins, tortues, chouettes, chacun peut trouver son animal fétiche. Il y règne un esprit de camaraderie immédiat entre les vendeurs : on se tutoie, on se file un coup de main, on se prête une rallonge… Et quand un marché se déroule sur deux jours, on se retrouve le lendemain comme des bons copains, on blague. Le soir venu, par contre, au moment de remballer et de charger sa marchandise, il arrive que tout le monde se précipite pour ramener sa camionnette et partir le plus vite possible, sans se retrouver coincé dans la file d’attente. C’est chacun pour soi. 

     Mais cela n’empêchera pas, la fois d’après, quand on se recroisera sur un autre marché, de se demander des nouvelles comme on le fait à un vieil ami qu’on n’a pas vu depuis des lustres. Tiens, la petite dame aux objets en verre. Elle m’a apporté un morceau de bois. Il était à son père, sculpteur sur bois, décédé quand elle était encore enfant suite à une coupure mal soignée. « Vous pourrez peut-être en faire quelque chose, vous ». Grâce à elle, je ne repartirai pas les mains vides : j’ai gagné un morceau de bois. Un morceau de bois qui raconte la vie qui continue.