Newsletter n°13 – avril 2022

S’il n’y avait ni seigneurs ni mois d’avril sur terre,

Il n’y aurait jamais ni famine ni guerre.

     Quand je travaille le bois, il me semble que je suis l’ « ami du bois », philo-xylon. Est-ce stupide? Puis-je être l’ami du bois sans que le bois, en retour, soit mon ami? Peut-on être ami avec un animal, une plante, une idée? Le philo-sophe, étymologiquement, est l’ « ami de la sagesse ». Pourtant la sagesse est une idée abstraite, un idéal.

     Quand on pense amitié, on pense réciprocité. Les amis sont ceux qui se font mutuellement du bien. Qui partagent des choses. Or puis-je être l’ami de quelque chose qui ne peut pas à proprement parler « échanger » avec moi?

     Qu’on puisse être ami avec un chien, ou un chat, beaucoup sont pourtant prêts à l’envisager. Nous vivons ensemble, nous nous faisons du bien, nous nous aimons, nous sommes attachés l’un à l’autre. Et dire cela, ce n’est pas forcément faire de l’animal un humain, l’ « humaniser ». Chacun peut très bien rester à sa place (d’humain, d’animal), tout en vivant cette amitié, en la ressentant profondément de part et d’autre.

     J’ai souvent eu l’impression, également, que l’on pouvait être ami avec des auteurs de livres morts depuis bien longtemps… Mais alors, peut-on être l’ami de quelqu’un à son insu, sans qu’il le sache? Puis-je me prétendre l’ « ami du bois », si le bois, lui, n’en sait rien, et n’a pas son mot à dire? Puis-je le décider tout seul? Peut-être que le bois n’est pas d’accord, lui, pour se dire mon ami. De la même manière, je peux me dire l’ami de la sagesse, tandis que la sagesse, elle, aurait honte que je me réclame de son amitié, au vu de mes agissements. Je ne peux pas parler pour elle. C’est peut-être pour cette raison, d’ailleurs, que nombre de philosophes n’osent pas se prétendre « philosophes ». Ou alors, que ceux qui assument ce titre de leur vivant paraissent louches… Car sait-on jamais si l’on est vraiment devenu l’ami de la sagesse? Qui peut le dire, sinon la sagesse elle-même? Ou, au moins, quelqu’un d’autre, un observateur extérieur?

     En réalité, le philosophe n’est peut-être pas tant l’ami de la sagesse, que celui qui désire être cet ami. Qui désire nouer et approfondir cette amitié. Et peut-être en va-t-il de même dans l’amitié que l’artisan peut ressentir pour la matière qu’il transforme : il désire être son ami. C’est-à-dire : il désire la respecter, entretenir des liens avec elle, et se composer de belle manière avec elle. Cette « composition » fait alors autant du bien à l’artisan qu’à sa matière : elle est le contraire de la maltraitance, de la violence et de l’injustice. 

Newsletter n°12 – mars 2022

Des fleurs qui s’ouvrent en mars, 

on n’en a que le regard.

     Travailler de ses mains, c’est apprendre la patience. Il n’y a pas de raccourcis. La matière résiste, et, même si on la transforme, elle ne se laisse pas faire ! Parmi tous les facteurs sur lesquels on cherche à agir quand on fabrique quelque chose, à partir d’une matière qui résiste, que ce soit un banc en bois ou un plat, il y a le temps. Mais le temps a quelque chose d’irréductible : on ne peut pas le comprimer au-delà d’un certain point. En ce qui concerne le travail du bois, cette durée s’accompagne également d’une répétition : par exemple, dernièrement, pour réaliser simplement les deux pieds d’une table basse, assemblés chacun en carré, j’ai compté pas loin d’une soixantaine de coupes à la scie… à quoi il faudrait rajouter encore les opérations liées au rabotage, au traçage, à la finition, elles aussi répétitives. A certains moments, on n’en voit pas le bout. La tentation est grande, alors, de se décourager, ou de compter : combien de temps encore? Mais il faut tenir bon, mettre ses oeillères, et enchaîner les coupes. Patienter. Prendre son mal en patience. « Patience », qui vient du latin patior, souffrir. En réalité, personne n’aime attendre. De l’enfance à la vieillesse, je crois – en tout cas je n’ai jamais entendu quelqu’un me dire qu’il « aimait » attendre. Mais nous n’avons pas le choix… du moins, si nous voulons quelque chose. Celui qui ne désire rien, peut-être, n’attend rien. De là à dire qu’il ne s’attend à rien, pas sûr. Quand on construit un objet en bois, en tout cas, on attend l’objet, cet objet, celui-là et pas un autre : on l’attend car on ne l’a pas encore vu, et on l’attend car on a hâte de le voir.

     Va-t-il ressembler à ce qu’on a imaginé, conçu? Va-t-il être différent? Va-t-il être raté? Va-t-il falloir le recommencer, le retoucher, le réparer? Il y a, à chaque fois, un étonnement à découvrir le résultat de son travail, et l’on a beau faire et refaire vingt fois le « même » objet, il y aura toujours une surprise (au moins) à la clé. Ce n’est pas exactement comme on s’y attendait, ni tout à fait ce à quoi on s’attendait. Et d’ailleurs, tant mieux, sinon, quel intérêt? Pourquoi faire quelque chose qu’on maîtriserait totalement, et qui ne nous réserverait aucune surprise, bonne ou mauvaise? Pour quoi faire, si « faire » ne s’accompagne pas d’un risque? En fin de compte, attendre, ce n’est peut-être pas juste rester assis dans son canapé : c’est aussi une manière de risquer.

Newsletter n°11 – février 2022

Au mois de février, pioche tes mûriers.

Dicton ardéchois

A force de travailler le bois, mes mains commencent à changer. De la corne apparaît à certains endroits, au bout du pouce, et sur le côté, à l’endroit ou le couteau appuie quand je sculpte un objet. Des durillons. Des entailles. Des ampoules. Des traces noires. Toutes choses qui indiquent le contact de la main avec l’outil, et l’utilisation de l’outil par la main. Mais surtout, ce qui a changé, c’est le regard que je peux porter sur mes propres mains. Quand on fait un métier dit « intellectuel », les mains aussi sont mobilisées : elles servent à parler, à s’exprimer, à écrire, communiquer. Elles sont d’ailleurs un outil précieux : pourrions-nous encore nous exprimer, avec les mains liées?… A moitié seulement. Mais quand nous parlons avec nos mains, nous oublions nos mains : nous ne savons pas quels gestes nous faisons, nous n’y prêtons pas attention, c’est naturel, évident, transparent. Il n’y a que si l’on nous filme que nous prenons conscience, après coup, de l’usage indispensable que nous faisons de nos mains en parlant.

Ce qui change, avec le travail dit « manuel », ce n’est donc pas le fait de se servir de ses mains. C’est la manière dont on s’en sert, et le statut de nos mains à nos propres yeux. On y est forcément beaucoup plus attentif. Déjà, on tente de maîtriser son geste, pour qu’il soit le plus précis et efficace possible. Ensuite, il s’agit de ne pas déraper, de ne pas se blesser : car se blesser, c’est alors abîmer cet outil qui nous sert à manier tous les autres. Toute la valeur des mains apparaît alors : c’est un outil, mais c’est aussi un trésor. Il faut y faire très attention. Enfin, la main recèle sa part de mystère, que le travail à la main fait ressortir : cette autonomie, cette vie presque à part, qui fait que parfois, pour réussir un geste, il suffit d’écouter ses mains, de suivre ses mains. Comme on suivrait un petit animal qui veut nous montrer quelque chose. On lui fait confiance. Il nous y emmène. Par exemple, quand j’ai commencé à scier à la main, opération qui paraît la plus élémentaire, il m’était impossible de scier droit. Les fibres du bois dévient le geste, la scie ripe, le regard penche la scie sans s’en apercevoir… A force de pratique, j’ai fini par y arriver. Je sais quels repères prendre, comment empoigner la scie sans la serrer trop fort, ni trop peu, etc. Mais aussi, je dois reconnaître avec étonnement que tout se passe comme si c’était ma main elle-même, dotée d’un cerveau indépendant, qui gérait les micro-ajustements nécessaires dans l’instant pour corriger sa position et couper droit. Ma propre main, alors, m’apparaît comme ce petit animal vivant que je tente de suivre et qui m’indique une piste. Il court, il court…

Newsletter n°10 – janvier 2022

Le gentil janvier dit, qu’il est œuf dans la poule.

     L’année dernière, nous avons accueilli une troisième poule chez nous, qui venait d’un élevage. Quand elle est arrivée, elle était toute maigre, avait peur de tout et se faisait rejeter violemment par les deux autres. Elle ne savait pas faire certains comportements pourtant essentiels aux poules, comme gratter la terre pour chercher des vers. Alors elle regardait les deux autres, et peu à peu elle s’est mise à les imiter, sans trop comprendre pourquoi au début. C’en était véritablement touchant. Les semaines passant, elle s’est remplumée, et les autres ont fini par l’accepter. Elle a quitté progressivement sa peur, et a manifesté peu à peu un plaisir évident à arpenter le jardin en long, en large et en travers, elle qui n’avait connu jusque-là qu’un espace très restreint envahi de poules. Elle est venue vers moi, et s’est mise à picorer mes baskets, et les plis de mon pantalon. Curieuse de tout, tout lui paraissait nouveau, à commencer par le goût de la liberté. Encore aujourd’hui, dès que la porte de mon atelier est ouverte, elle vient me rendre visite, explore les moindres recoins des endroits où je stocke mon bois, s’assoit un moment dans les copeaux, discute avec moi, repart, revient… Est-ce que cette poule est unique? Absolument. Mais les deux autres le sont tout autant. Déjà, physiquement, elles se distinguent très nettement, tout d’abord par leur regard : la première a un regard assez distancié, comme si ce qui lui importait avant tout était qu’on la laisse tranquille. La deuxième a un regard assez dur, qui ne fait pas de cadeau. C’est la dominante du groupe. La troisième enfin, dont je parlais plus haut, a un regard  comme maquillé, mais surtout, d’une curiosité inépuisable. Je pourrais continuer à faire la liste, indéfiniment, de chacune des singularités de chacune de ces poules, puisque chaque jour elles et moi nous apprenons à mieux nous connaître. Mais quel rapport avec le travail du bois?…

     Eh bien ce qu’on dit des poules, il faut le dire également des arbres, et de cette matière qu’on en tire, le bois. Chaque arbre a sa singularité, son histoire, ses perceptions, ses tensions. Particularités que l’on rencontre ensuite dans la moindre planche, qui, pour peu qu’on s’y attarde un peu, saura nous raconter l’arbre dont elle est issue. Il y a les cernes, bien sûr, qui sont une indication de l’âge. Il y a les noeuds, qui racontent les branches. Les bourgeons « dormants », qui sont les branches prêtes à surgir que l’arbre prépare en permanence, soit pour la suite, soit au cas où. Il y a les « broussins », traces laissées par des toutes petites branches que l’arbre a produites au même endroit, et qui font des sortes de pattes de chat. Il y a les « loupes », qui racontent une blessure autour de laquelle l’arbre a créé du bois, puis de l’écorce, afin de cicatriser. Il y a de belles ondulations à la base d’une branche, qu’on appelle « bois de compression », comme un muscle qui s’est contracté à cet endroit pour soutenir la branche. Il y a de l’entre-écorce parfois, quand deux arbres ou deux parties d’un arbre se sont rencontrées et on fusionné. Il y a des « veines » ou des zones beaucoup plus foncées, quand, face à l’attaque d’un champignon ou d’un parasite, l’arbre a constitué à l’intérieur de lui-même une barrière faite de tanins pour bloquer et repousser l’agresseur en rendant le bois indigeste… Il y a tant d’autres choses à lire encore, et à dire.

Mais ce qu’on dit de la poule, et ce qu’on dit de l’arbre, ne peut-on en réalité le dire de toute chose qui existe?… Quand aura-t-on fini de lire le monde?

Newsletter n°9 – décembre 2021

En décembre, fais du bois et endors-toi.

Par souci d’efficacité et de « rentabilité », j’ai acquis trois outils électriques en quelques mois : une scie circulaire, une dégauchisseuse-raboteuse, et une ponceuse à bande. La scie me permet de débiter grossièrement du bois massif, pour tirer par exemple d’un gros plateau de cerisier les quelques planches qui me serviront à faire une boîte. La dégauchisseuse ensuite fait en sorte que ces planches soient bien plates et bien droites. Quant à la ponceuse, elle m’épargne quelques heures d’une partie du travail du bois des plus monotones, fastidieuses et pénibles (poussière). Ces trois outils, donc, me sont bien « utiles », et d’une efficacité redoutable. Je peux, à travers eux, admirer la puissance de l’intelligence humaine, capable de créer, à partir de ce que nous avons trouvé comme matériaux sur terre, des agencements de pièces et d’énergies qui nous permettent encore mieux de transformer ces mêmes matériaux : bois, métal, pierre… 

     D’un côté, ces outils ont quelque chose de magique : par exemple, vous faites passer une planche dans la raboteuse, et elle ressort bien plane, à l’épaisseur désirée, ses deux faces parfaitement parallèles. On peut obtenir le même résultat à l’aide d’outils à main, mais c’est plus difficile, et cela demande plus de temps. D’un autre côté, une machine comme la raboteuse demande de l’entretien, des réglages, et tombe en panne de temps en temps : je passe alors un certain temps à rechercher le problème, analyser, comprendre, réparer. Par ailleurs, personne n’aime le ponçage, et ma ponceuse me permet d’aller plus vite : mais c’est un outil lourd, bruyant, désagréable, et pour tout dire, je ne l’aime pas malgré les services qu’elle me rend. Je la vois comme une grosse bête que je suis obligé de faire intervenir à une certaine étape du travail, mais dont je me passerais bien. Là aussi, il existe des solutions alternatives, à la main : un bon rabot, un grattoir… et puis, pourquoi cette obsession du ponçage ? Les goûts actuels aiment ce qui est lisse, et qui brille, c’est une espèce de norme esthétique. Quant à la scie circulaire, enfin, elle me fait économiser bien de la sueur et des efforts : essayez par exemple de scier à la main du chêne dans le sens de la longueur (ce qu’on appelle déligner), et vous comprendrez ! Mais cette scie ne résout pas tout : parfois elle brûle le bois, il faut faire affûter régulièrement ses lames… bref, il n’y a pas de solution miracle. 

     Par contre,  dès que  je retrouve mes outils à main, une certaine joie revient. Quelle est la différence?… la fin d’un rapport magique aux choses. Non pas que la magie soit à rejeter, ou qu’il faille forcément se compliquer la vie quand on dispose d’outils très performants pour nous la simplifier. Mais la part d’activité, et l’activité elle-même, est différente : dans un cas, nous agissons sur la machine, parfois d’une simple pression sur un bouton, qui va à son tour agir sur la matière à travers tout un processus technique complexe qui démultiplie notre force et notre degré de précision. Dans l’autre, nous sommes aux prises avec la matière de manière plus directe : il n’y a rien de magique, et c’est à nous de mettre intégralement en œuvre le processus de transformation de la matière. Ce qui change, c’est la posture : le travail aux outils à main est plus actif, tout simplement. Mais à quel point voulons-nous vraiment être actifs dans nos vies?…

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Newsletter n°8 – novembre 2021

Celui qui ne sait pas planter, plante en Novembre.

     Dans le Jura, où j’ai grandi, tous les vieux savent travailler le bois. Ils n’ont, pour la plupart, aucune formation, aucun diplôme en la matière, et ont tous appris « sur le tas ». Pourtant, je me souviens de cette table aux pieds sculptés, au plateau marqueté, on aurait dit qu’elle sortait de l’atelier d’un ébéniste. Ils ne sont pas « professionnels », mais ce ne sont pas des amateurs. Ce n’est pas un travail, mais c’est plus qu’un loisir. Souvent, ils ont vu leur père effectuer les mêmes gestes ; mais ce ne sont pas des gestes naturels, il leur a fallu les apprendre. En faisant. Les machines ont plusieurs décennies à leur compteur, elles sont là, dans un coin sombre de l’ancienne étable. Comme si elles avaient toujours été là. Je me souviens d’un de ces grand-pères, en particulier, qui vivait en bas de la rue. Nous allions le voir, enfants, avec mes amis, quand nous n’arrivions pas à bricoler ou réparer nous-mêmes un objet. Tous ses gestes étaient lents. On ne se hâte pas, dans le Jura. Jamais. Ses gestes étaient lents mais précis, efficaces. En réalité cette lenteur apparente lui faisait gagner du temps, et de l’énergie. Il ne fallait pas parler, alors on le regardait, alors on l’écoutait. On entendait son souffle lent et bruyant, qui donnait la pulsation. Il respirait comme ça, et, pendant qu’il réparait un objet, nous étions suspendus à l’alternance des inspirations et des expirations : allait-il y arriver?… On ne posait pas la question, de peur de troubler sa concentration, et de faire échouer le processus – presque par superstition. Il y arrivait toujours : car avec les vieux, si ça ne marche pas comme ça, ça marchera autrement. Ils trouvent la solution, pour peu qu’on les laisse penser, aux prises qu’ils sont avec la matière. Pendant que résonnait son souffle, nous, nous retenions le nôtre.

Newsletter n°7 – octobre 2021

Vent d’octobre lisse les pelisses

     Avez-vous déjà vu ces images de menuisiers, qui, après avoir raboté une planche, passent leur main sur le bois et caressent le bois?… Un vrai cliché. Et pourtant : c’est un geste irrésistible. Caresser le bois, pour quoi faire? D’abord, pour l’épousseter. Et comme les poils d’un chat, il y a un sens qui glisse, et un autre qui accroche. On appelle cela le « fil » du bois – caresser dans le sens du poil se disant « coucher le fil » en langage de boiseux. Alors, on caresse son chat, on caresse sa planche… La comparaison fait sourire : caresser une planche, vraiment? Que fait celui qui caresse du bois? Il évalue la qualité de son travail ; le résultat de son action sur le bois, de l’action de ses outils, en comparant ce résultat avec la qualité qu’il souhaite atteindre. Les mains sont un bon indicateur, et peut-être même le meilleur, de cette qualité recherchée : si ça pique ou si l’on sent des échardes, pas bon. On n’a pas encore inventé de machine à caresser le bois ! Évaluant la qualité de son travail, il s’y reconnaît, et en tire, si le résultat le satisfait, une certaine fierté. Caresser le bois, c’est alors prendre plaisir à lire, dans un matériau naturel, les traces qu’on y laisse en tant qu’humain. D’accord. Mais pas seulement. Caresser du bois, c’est avant tout un plaisir. Le plaisir pris au simple contact avec cette matière, matière vivante, matière chaude, à la fois dense et accueillante. Qui caresserait du fer? Alors que le bois… Plaisir d’éprouver la surface de contact entre nous et ce qui fut l’arbre, plaisir de glisser sur cette interface. Plaisir d’être au contact de.

 

Newsletter n°6 – septembre 2021

Septembre est arrivé, le soir on bat le blé.

      J’ai toujours connu cet arbre, un pommier. Il a dû pousser là il y a plus de cent ans, facilement. Qui l’a planté? Quelqu’un l’a-t-il planté ?… C’est un arbre pas très haut, mais avec de magnifiques branches, épaisses et tortueuses. Ses pommes sont petites, ce ne sont peut-être pas les plus belles, mais elles font une excellente compote. J’ai toujours connu cet arbre avec un grand trou dans le milieu de son tronc, une véritable petite grotte. Parfois, même, un oiseau venait y faire son nid. Cette année, ce pommier a fait pousser ses dernières feuilles. Elles sont apparues, minuscules, au printemps, sur une seule branche ; mais à l’été, elles étaient déjà tombées. J’ai regardé l’arbre et j’ai vu que sur nombre de ses branches, l’écorce aussi était déjà tombée, laissant apparaître tous les plis et nodosités du bois. Puis j’ai levé la tête et j’ai vu, tout en haut de la branche maîtresse, ces nouvelles cavités qui avaient été creusées, j’imagine, par un pic noir. Et j’ai pensé : le mort abrite le vivant. Dans les bois les gardes forestiers tracent parfois des triangles oranges sur certains arbres ou même sur des troncs au sol : des arbres morts, mais infiniment précieux. Le bois en décomposition nourrit des larves d’insectes, qui régalent elles-mêmes les pics ; les pics creusent des loges, qui seront ensuite habitées par des chauves-souris ; les chauves-souris mangent des parasites du bois, et protègent ainsi les jeunes arbres qui poussent. Il est mort avant l’automne, ce vieux pommier, mais la vie, elle, ne l’a pas quitté.

 

Newsletter n°5 – août 2021

Août couve, septembre fait naître.

      Quand venait l’été, et, parfois, au plus profond des grandes vacances, les longs moments d’ennui, il nous arrivait, enfants, de prendre un bâton, un canif, et de tailler, sculpter, orner, sans trop savoir au juste où cela nous emmènerait. Mais l’activité même avait le mérite de nous occuper, on ne voyait plus le temps passer, et les heures défilaient, assis sur un mur en pierre, tandis que les copeaux s’accumulaient par terre. Il n’y avait pas vraiment de but, ni d’objectif, mais faire cela requérait toute notre attention. Nous étions absorbés. Quoiqu’il en soit, on était fier du résultat, et même des petites coupures sur les doigts. Je ne peux pas ne pas repenser à ces moments-là, quand aujourd’hui, je prends un bout de bois, m’assois au soleil, et que le temps se met à ralentir à nouveau. Le plaisir est le même, et c’est comme si nous y étions encore… plaisir, et peut-être même bonheur, de se relier à quelque chose de l’enfance disparue. Alors peut-être qu’au bout, il y aura une cuillère, ou une tasse, mais peu importe. Ce qui compte, c’est la redécouverte de ce que peut avoir de meilleur un simple passe-temps.

Newsletter n°4 – juillet 2021

Au mois de juillet, ni veste, ni corset.

Anonyme.

Avec la réouverture des terrasses, j’ai pu m’adonner à nouveau, enfin, à l’une des activités dont nous étions privés depuis quasiment un an : l’observation des passants. Or il m’est apparu, à bien y regarder, que chacun dans la rue semble faire effort pour être quelqu’un, ou du moins en avoir l’air. J’entends quelqu’un d’unique, ou du moins d’unique en son genre : chacun son style, chacun son accessoire, chacun sa démarche, chacun sa manière de se tenir, chacun ses tatouages… je me suis demandé, alors, si derrière cette apparente diversité, ne se cachait pas en réalité une grande uniformité : chacun son style, mais tous stylés. Chacun unique, mais tous uniques… et de l’uniformité au conformisme, il n’y a qu’un pas. Peut-être, même, que cette quête de l’individualité de chacun est particulièrement exacerbée à notre époque, comme s’il s’agissait, quasiment, d’une injonction à être unique, à être soi-même – enfin soi-même.

Mais sans doute les racines d’un tel phénomène sont anciennes : on trouve depuis des siècles, en Occident, une valorisation de l’individu unique, génial, hors du commun, à travers la figure de l’artiste de génie. Seul Mozart a pu être Mozart, Beethoven Beethoven, ou Picasso Picasso. Le génie créateur est ainsi une individualité unique qui donne pleinement la mesure de ce qu’il est, lui et personne d’autre. Modèle de l’artiste génial qui s’est lui-même peu à peu construit en opposition à la figure de l’artisan, qui, lui, ne serait que l’humble ouvrier d’une production utilitaire, sans originalité, et sans personnalité.

Or il n’en a pas toujours été ainsi, ni partout ! En grec ancien, il n’y a qu’un seul mot, « tecknè », pour désigner à la fois l’art et l’artisanat. Et dans certaines civilisations d’Afrique, les masques rituels sculptés dans l’ébène, aussi géniaux et originaux soient-ils, ne sont pas signés par leur créateur. Pourquoi? Peut-être parce que le but du sculpteur de masque n’est pas de faire une pièce unique qui révèlerait à tous son génie, pour finir dans un musée ; mais au contraire de s’effacer le plus possible pour mettre en relation, à travers sa création, la communauté et la divinité qui va venir s’incarner dans le porteur de masque. Est-ce que ces masques ne sont pas « artistiques » pour autant?…

C’est pourquoi le travail du bois, pour moi, est une excellente thérapie pour cesser de vouloir à tout prix devenir quelqu’un. Il s’agit au contraire de n’être plus qu’un vecteur, vecteur de la transformation d’une matière, le bois, d’un état à un autre. De fabriquer un objet d’abord utile, dont l’originalité ou la beauté ne sera pas la première qualité, mais uniquement la conséquence. De rendre hommage à l’arbre qui a poussé en le gâchant le moins possible, en ne brusquant pas ses fibres, en ne se mettant pas en avant soi mais en s’inclinant pour ce supplément de vie qu’il nous offre au prix de la sienne. Il s’agit, finalement, de restituer ce sentiment que l’on ressent tous au pied d’un arbre majestueux. Si l’artisanat est un art, c’est d’abord l’art de devenir personne.