Quand je travaille le bois, il me semble que je suis l’ « ami du bois », philo-xylon. Est-ce stupide? Puis-je être l’ami du bois sans que le bois, en retour, soit mon ami? Peut-on être ami avec un animal, une plante, une idée? Le philo-sophe, étymologiquement, est l’ « ami de la sagesse ». Pourtant la sagesse est une idée abstraite, un idéal.
Quand on pense amitié, on pense réciprocité. Les amis sont ceux qui se font mutuellement du bien. Qui partagent des choses. Or puis-je être l’ami de quelque chose qui ne peut pas à proprement parler « échanger » avec moi?
Qu’on puisse être ami avec un chien, ou un chat, beaucoup sont pourtant prêts à l’envisager. Nous vivons ensemble, nous nous faisons du bien, nous nous aimons, nous sommes attachés l’un à l’autre. Et dire cela, ce n’est pas forcément faire de l’animal un humain, l’ « humaniser ». Chacun peut très bien rester à sa place (d’humain, d’animal), tout en vivant cette amitié, en la ressentant profondément de part et d’autre.
J’ai souvent eu l’impression, également, que l’on pouvait être ami avec des auteurs de livres morts depuis bien longtemps… Mais alors, peut-on être l’ami de quelqu’un à son insu, sans qu’il le sache? Puis-je me prétendre l’ « ami du bois », si le bois, lui, n’en sait rien, et n’a pas son mot à dire? Puis-je le décider tout seul? Peut-être que le bois n’est pas d’accord, lui, pour se dire mon ami. De la même manière, je peux me dire l’ami de la sagesse, tandis que la sagesse, elle, aurait honte que je me réclame de son amitié, au vu de mes agissements. Je ne peux pas parler pour elle. C’est peut-être pour cette raison, d’ailleurs, que nombre de philosophes n’osent pas se prétendre « philosophes ». Ou alors, que ceux qui assument ce titre de leur vivant paraissent louches… Car sait-on jamais si l’on est vraiment devenu l’ami de la sagesse? Qui peut le dire, sinon la sagesse elle-même? Ou, au moins, quelqu’un d’autre, un observateur extérieur?
En réalité, le philosophe n’est peut-être pas tant l’ami de la sagesse, que celui qui désire être cet ami. Qui désire nouer et approfondir cette amitié. Et peut-être en va-t-il de même dans l’amitié que l’artisan peut ressentir pour la matière qu’il transforme : il désire être son ami. C’est-à-dire : il désire la respecter, entretenir des liens avec elle, et se composer de belle manière avec elle. Cette « composition » fait alors autant du bien à l’artisan qu’à sa matière : elle est le contraire de la maltraitance, de la violence et de l’injustice.