A force de travailler le bois, mes mains commencent à changer. De la corne apparaît à certains endroits, au bout du pouce, et sur le côté, à l’endroit ou le couteau appuie quand je sculpte un objet. Des durillons. Des entailles. Des ampoules. Des traces noires. Toutes choses qui indiquent le contact de la main avec l’outil, et l’utilisation de l’outil par la main. Mais surtout, ce qui a changé, c’est le regard que je peux porter sur mes propres mains. Quand on fait un métier dit « intellectuel », les mains aussi sont mobilisées : elles servent à parler, à s’exprimer, à écrire, communiquer. Elles sont d’ailleurs un outil précieux : pourrions-nous encore nous exprimer, avec les mains liées?… A moitié seulement. Mais quand nous parlons avec nos mains, nous oublions nos mains : nous ne savons pas quels gestes nous faisons, nous n’y prêtons pas attention, c’est naturel, évident, transparent. Il n’y a que si l’on nous filme que nous prenons conscience, après coup, de l’usage indispensable que nous faisons de nos mains en parlant.
Ce qui change, avec le travail dit « manuel », ce n’est donc pas le fait de se servir de ses mains. C’est la manière dont on s’en sert, et le statut de nos mains à nos propres yeux. On y est forcément beaucoup plus attentif. Déjà, on tente de maîtriser son geste, pour qu’il soit le plus précis et efficace possible. Ensuite, il s’agit de ne pas déraper, de ne pas se blesser : car se blesser, c’est alors abîmer cet outil qui nous sert à manier tous les autres. Toute la valeur des mains apparaît alors : c’est un outil, mais c’est aussi un trésor. Il faut y faire très attention. Enfin, la main recèle sa part de mystère, que le travail à la main fait ressortir : cette autonomie, cette vie presque à part, qui fait que parfois, pour réussir un geste, il suffit d’écouter ses mains, de suivre ses mains. Comme on suivrait un petit animal qui veut nous montrer quelque chose. On lui fait confiance. Il nous y emmène. Par exemple, quand j’ai commencé à scier à la main, opération qui paraît la plus élémentaire, il m’était impossible de scier droit. Les fibres du bois dévient le geste, la scie ripe, le regard penche la scie sans s’en apercevoir… A force de pratique, j’ai fini par y arriver. Je sais quels repères prendre, comment empoigner la scie sans la serrer trop fort, ni trop peu, etc. Mais aussi, je dois reconnaître avec étonnement que tout se passe comme si c’était ma main elle-même, dotée d’un cerveau indépendant, qui gérait les micro-ajustements nécessaires dans l’instant pour corriger sa position et couper droit. Ma propre main, alors, m’apparaît comme ce petit animal vivant que je tente de suivre et qui m’indique une piste. Il court, il court…