L’année dernière, nous avons accueilli une troisième poule chez nous, qui venait d’un élevage. Quand elle est arrivée, elle était toute maigre, avait peur de tout et se faisait rejeter violemment par les deux autres. Elle ne savait pas faire certains comportements pourtant essentiels aux poules, comme gratter la terre pour chercher des vers. Alors elle regardait les deux autres, et peu à peu elle s’est mise à les imiter, sans trop comprendre pourquoi au début. C’en était véritablement touchant. Les semaines passant, elle s’est remplumée, et les autres ont fini par l’accepter. Elle a quitté progressivement sa peur, et a manifesté peu à peu un plaisir évident à arpenter le jardin en long, en large et en travers, elle qui n’avait connu jusque-là qu’un espace très restreint envahi de poules. Elle est venue vers moi, et s’est mise à picorer mes baskets, et les plis de mon pantalon. Curieuse de tout, tout lui paraissait nouveau, à commencer par le goût de la liberté. Encore aujourd’hui, dès que la porte de mon atelier est ouverte, elle vient me rendre visite, explore les moindres recoins des endroits où je stocke mon bois, s’assoit un moment dans les copeaux, discute avec moi, repart, revient… Est-ce que cette poule est unique? Absolument. Mais les deux autres le sont tout autant. Déjà, physiquement, elles se distinguent très nettement, tout d’abord par leur regard : la première a un regard assez distancié, comme si ce qui lui importait avant tout était qu’on la laisse tranquille. La deuxième a un regard assez dur, qui ne fait pas de cadeau. C’est la dominante du groupe. La troisième enfin, dont je parlais plus haut, a un regard comme maquillé, mais surtout, d’une curiosité inépuisable. Je pourrais continuer à faire la liste, indéfiniment, de chacune des singularités de chacune de ces poules, puisque chaque jour elles et moi nous apprenons à mieux nous connaître. Mais quel rapport avec le travail du bois?…
Eh bien ce qu’on dit des poules, il faut le dire également des arbres, et de cette matière qu’on en tire, le bois. Chaque arbre a sa singularité, son histoire, ses perceptions, ses tensions. Particularités que l’on rencontre ensuite dans la moindre planche, qui, pour peu qu’on s’y attarde un peu, saura nous raconter l’arbre dont elle est issue. Il y a les cernes, bien sûr, qui sont une indication de l’âge. Il y a les noeuds, qui racontent les branches. Les bourgeons « dormants », qui sont les branches prêtes à surgir que l’arbre prépare en permanence, soit pour la suite, soit au cas où. Il y a les « broussins », traces laissées par des toutes petites branches que l’arbre a produites au même endroit, et qui font des sortes de pattes de chat. Il y a les « loupes », qui racontent une blessure autour de laquelle l’arbre a créé du bois, puis de l’écorce, afin de cicatriser. Il y a de belles ondulations à la base d’une branche, qu’on appelle « bois de compression », comme un muscle qui s’est contracté à cet endroit pour soutenir la branche. Il y a de l’entre-écorce parfois, quand deux arbres ou deux parties d’un arbre se sont rencontrées et on fusionné. Il y a des « veines » ou des zones beaucoup plus foncées, quand, face à l’attaque d’un champignon ou d’un parasite, l’arbre a constitué à l’intérieur de lui-même une barrière faite de tanins pour bloquer et repousser l’agresseur en rendant le bois indigeste… Il y a tant d’autres choses à lire encore, et à dire.
Mais ce qu’on dit de la poule, et ce qu’on dit de l’arbre, ne peut-on en réalité le dire de toute chose qui existe?… Quand aura-t-on fini de lire le monde?